Blade Runner : C'était mieux demain

 
Une claque. Le terme est tellement usité qu’il en devient galvaudé mais convient néanmoins plus que tout autre pour décrire Blade Runner, film-somme d’un auteur (Ridley Scott) dont c'est seulement le troisième film et pourtant déjà sommet de son art. En bon film-culte, Blade Runner a généré son lot de folklore et de légendes urbaines (les cinq versions existantes du film, la dépression d’Harrison Ford qui ne tardera pas à le désavouer après sa sortie…) qui le précèdent et ont contribué à sa réputation. Une réputation de film d’abord maudit, tombé entre les serpes d’un studio qui ne savait visiblement que faire de cet objet unique et désespéré avant d’être remonté finalement vingt ans plus tard, à l’initiative de son réalisateur. Pourtant, toutes les coupes, les remontages, les ajouts et raccords n’ont jamais réussi à entamer à ce qui fait Blade Runner ce qu’il est et ce qui en fit, on peut le dire désormais sans mal, une révolution.
   
Lorsqu’il réalise Blade Runner, Scott annonce le futur : Philip K. Dick, jusqu’ici jamais adapté à l’écran, devient l’un des écrivains fétiches de la SF filmée. Des œuvres aussi séminales que le Total Recall de Verhoeven ou A Scanner Darkly sont également des adaptations de ses œuvres. Scott accouche d’un monde nouveau, jamais imaginé auparavant. Les décors et les effets spéciaux sont incroyables, tout comme la partition chromée de Vangelis, et ouvrent une nouvelle ère pour la SF filmée, loin très loin de l’univers clinique et froid, presque hygiéniste de 2001 : L’Odyssée de l’Espace, la référence insurpassable de l’époque. Le paradoxe, néanmoins, c’est que ce futur que Scott nous donne à contempler est déjà presque révolu, nécrosé, dépassé. Le Los Angeles dans lequel il se situe est une ville-monde cosmopolite, bouillonnante, mais sans soleil, asphyxiée, une métropole-nécropole obligée de se délocaliser (le fameux « Off-World ») pour rester en vie. Cet aspect profondément mortifère n’habite pas seulement les décors du film et son ambiance générale ; elle transparaît aussi dans ses questionnements.
   
Au regard des différentes versions du film, on a beaucoup disserté sur la question de savoir si, oui ou non, Rick Deckard était bel et bien un Réplicant (sur ce point, Scott répond par l’affirmative, Ford non). Question illusoire, puisque chacun y répondra en fonction de sa grille de lecture. Ici, il importe plus, finalement,  de connaître et comprendre l’origine de ces Réplicants, de savoir à quel moment et pour quelle raison une Humanité finissante a ressenti la nécessité, l’urgence de créer un tel palliatif, d’organiser un tel relais. De comprendre aussi pourquoi elle a perfectionné cette machinerie redoutablement bien huilée au point de lui greffer une illusion d’humanité, de par la mémoire et la capacité de rêver. Une notion d’humanité qui n’a jamais si peu fait sens, puisque la frontière entre le cheval et la locomotive s’est dissipée, s’est diluée « comme des larmes dans la pluie », justement. La quête de la licorne, animal disparu et fantasmé au centre du film et de tous les débats, relève de la même démarche : celle de la recherche d’un paradis perdu et impossible à dupliquer.

 
Le terme de classique semble un peu réducteur pour décrire Blade Runner, en ce que Mark Twain disait qu’un classique est « un livre que tout le monde veut avoir lu et que personne ne veut lire » – la phrase s’applique aussi aux films, évidemment. Des éloges sont évidemment de rigueur pour en parler, mais ceux-ci peineraient malgré tout à décrire ce qui fait la force et la vigueur intactes de ce pur objet de fascination. A l’orée des années 80, Ridley Scott annonce 30 ans de SF sur grand écran (et ce n’est sans doute pas fini) mais plus encore : sa vision cauchemardesque résonne malheureusement encore de nos jours. En 1982, c’était demain en pire. A l’heure actuelle, c’est aujourd’hui en à peine mieux. Le terme de visionnaire est donc loin d’être usurpé. Cette acuité achève de faire de Blade Runner un film incontournable, une date-clé dans l’Histoire du cinéma de science-fiction et du cinéma tout court. Il est d’ailleurs intéressant de voir à quel point il a influencé en profondeur les carrières de ceux qui l’ont fait : la sortie rapprochée (sans parler de celle, à venir, de Blade Runner 2049) de Seul sur Mars et Star Wars : Episode VII nous rappelle à quel point Ridley Scott et Harrison Ford occupent une place de choix dans tout un pan de notre imaginaire science-fictionnel, en dépit de toutes les expérimentations et de parcours en dents de scie. Le nihilisme certain et la sombreur visuelle de Blade Runner irriguent l’œuvre de Scott jusqu'au récent (et réussie) Exodus : Gods & Kings, relecture radicale et pas croyante pour un sou du mythe de Moïse.
  
Les androïdes rêvent-ils alors réellement de moutons électriques ? On ne le saura probablement jamais. Mais la vérité est ailleurs : Blade Runner restera cette œuvre totale et incarnée, organique, propice à la subjectivité. Après tout, à part Mulholland Drive et une poignée d’autres, combien de films peuvent se targuer d’un tel nombre de niveaux de lectures, d’interprétations possibles, de portes d’entrée ? Là encore, la question reste ouverte, et c’est tant mieux. On n'a (heureusement) pas fini d’y revenir.

Blade Runner, Ridley Scott, 1982. Avec : Harrison Ford, Rutger Hauer, Sean Young, Daryl Hannah, Brion James.

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