Vous reprendrez bien une part de mondopudding ?

 


Au commencement fut l’europudding. Des productions transeuropéennes, aux budgets pharaoniques (souvent) et d’assez piètre qualité cinématographique (presque toujours) qui connurent leur heure de gloire à l’orée des années 90. Un timing pas tout à fait anodin : à l’époque du traité de Maastricht (qui fête ses 30 ans cette semaine. Y a pot !) et des élargissements progressifs de l’Union, la construction continentale se concevait aussi sur pellicule. Dans le monde magique de ce soft power européen, les frontières sont abolies, les régionalismes n’existent plus ; dans La Putain du roi par exemple, préparation culinaire interétatique de première bourre, le so british Timothy Dalton incarne Victor-Amédée II, tandis que la transalpine Valeria Golino devient l’aristocrate française Jeanne de Luynes. Caster un ancien James Bond pour jouer le « Renard de Savoie », il fallait quand même y penser… Parfois, de telles productions ne cachaient même pas leurs velléités patrimoniales ; en 1992, pour fêter les 500 ans du fameux voyage de Christophe Colomb, pas un mais deux longs-métrages aux distributions internationales (Gégé Depardieu, Sigourney Weaver et Fernando Rey dans l'un ; Marlon Brando, Tom Selleck et Georges Corraface dans l'autre) sont mis en chantier.

Le fumet fait tousser

Au cours de la décennie 90, une succession d’échecs (critiques comme publics) enterreront les volontés de ce nouveau cinéma paneuropéen – libre à chacun d’y lire une métaphore du plomb dans l’aile pris par les belles intentions de la construction du continent. L’europudding n’est alors pas tout à fait mort mais, pour paraphraser Frank Zappa, il commence à dégager un drôle de fumet… L’europudding n'est plus.

 

 

Ou presque. Car si ce genre de coproductions bigarrées n’est plus vraiment à l’ordre du jour*, son esprit n’est pas tout à fait mort. Il a même muté ou « varié », comme on disait à propos du Covid, pour devenir ce qu’on qualifierait volontiers de « mondopudding », un concept fait maison. Le mondopudding, c’est quoi ? C'est somme toute simple : là où l’europudding s’attachait surtout à conter (ou réécrire) l’histoire et la géographie européenne en mutualisant les ressources créatives et financières, le mondopudding s’attaque à des figures éminemment symboliques de ce « village global » rendu possible par la mondialisation. Des héros de marbre et des héroïnes fédératrices, seuls à même de percer les bulles d’opinion et de mettre tout le monde d'accord en ces temps de querelles culturelles.

Le mondopudding a ses tauliers, tels que le cinéaste argentin Pablo Larraín. S’il continue à tourner dans sa patrie d’origine, Larraín poursuit depuis le mitan des années 10 une carrière hollywoodienne. On lui doit surtout les biopics de trois femmes fortes, « véritables héroïnes de notre temps » comme disent les gens du marketing : Jackie Kennedy (Jackie), Lady Diana (Spencer) et Maria Callas (Maria). Notre beau pays n’est pas non plus en reste puisqu’un avatar local de Larraín s’est lui aussi imposé en chantre du mondopudding : Olivier Dahan, à qui l’on doit La Môme (consacré à Édith Piaf), l'explicite Grace de Monaco ou Simone, le voyage du siècle, centré sur Simone Veil – soit des icônes françaises du XXe siècle, ripolinées et bistourisées pour plaire au plus grand nombre.

 

L'histoire est à tous

Le dénominateur commun de ces biographies, outre leurs réalisateurs ? La volonté, d’abord, d'arpenter des chemins maintes et maintes fois rebattus : combien de films (de fiction ou documentaires), de livres, de séries, de couv’ de Coin de Rue-Images Immondes consacrées à ces bustes indéboulonnables ? Autre point commun : cette caractéristique de distribuer les rôles en faisant fi des ressemblances et des langues parlées. Natalie Portman ne ressemble pas du tout à Jackie O ? Pas grave, on la drapera du tailleur rose ensanglanté avec lequel elle est passée à la postérité, personne n’y verra que du feu. Kristen Stewart n’a rien en commun avec Lady Di ? Zéro problème, on l’affublera d’une perruque blonde – de toute façon, ce que les gens viennent voir, c’est le calvaire sans fin et maintes fois reconstitué de cette pauvre Diana. Personne ne confondrait Marion Cotillard avec « la môme Piaf » même de dos dans la nuit ? Recouvrons-la de tonnes de maquillage, ça fera la blague – et si elle gagne un Oscar pour le rôle, c’est tout bénef’. La palme dans le genre : dans Spencer, le prince Philip est interprété par l’Allemand Richard Sammel, le méchant du premier film Taxi. Pas mal !

Qu’on ne nous fasse pas dire ce que l’on ne dit pas : le problème n’est pas qu’un cinéaste argentin raconte la vie d’une princesse anglaise ou d’une diva grecque. Il n’est pas non plus que ces femmes européennes soient interprétées par des actrices américaines. Être né en Irlande n’a pas empêché Daniel Day-Lewis d’incarner magistralement le président américain le plus révéré de l’histoire, Abraham Lincoln, tout comme l'Américain Robert Downey Jr. joua très honorablement le Briton Charlie Chaplin. Sans compter que tracer une ligne délimitant ce que certains ou certaines auraient le droit de raconter au cinéma crée souvent des précédents dangereux – comme en attestait récemment l’atterrante polémique prétendant que Helen Mirren et Bradley Cooper, tous deux goys, n’auraient pas le droit d’interpréter les juifs qu’étaient Golda Meir et Leonard Bernstein. L’histoire du monde et de ceux qui y vivent appartient à tous, ce qui compte est simplement de leur rendre justice à l’écran, de ne pas les tordre au nom de telle ou telle idéologie.

 

 

En réalité, le vrai problème de ces films vient précisément du traitement infligé à celles et ceux qu’ils dépeignent. Au cinéma, ces êtres de chair et de sang, de contradictions et de doutes, qu’étaient Jackie, Diana, Simone et les autres deviennent donc des mères courages ayant tout enduré, intouchables, muséifiées voire « grévinisées », prêtes à être imprimées sur des t-shirts comme Che Guevara et citées de travers comme Martin Luther King. Des saintes modernes et laïques en somme, ayant pris le relais des canonisés de jadis, et à laquelle on consacre elles aussi des autels et des ex-voto. D’ailleurs, le genre du biopic mondialisé, révérent presque par nature, souvent empesé et naphtaliné, ne se place-t-il pas d’emblée dans le champ de l’iconisation religieuse, de la canonisation filmique ? Alors que sortira prochainement Une vie de combats, film consacré à l'abbé Pierre, souvenons-nous que le grand sémiologue Roland Barthes se demandait (dès 1957 !) « si la belle et touchante iconographie de l'abbé Pierre [n’était] pas l'alibi dont une bonne partie de la nation s'autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice. » Similairement, on serait tenter de se demander si, en statufiant Lady Di et Simone Veil, on ne substitue pas impunément la pure dévotion à l'esprit critique et affuté...

*Ce qui a eu pour effet pervers et presque paradoxal de confiner les industries cinématographiques dans leurs frontières nationales...

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