Ben Affleck, l'éternel retour
Ben Affleck n’a jamais été immensément populaire. Moins
immédiatement sympathique que son pote Matt Damon, moins subtil que son frère
Casey, on lui a souvent fait le reproche d’être l’un des acteurs les moins
expressifs de sa génération. En tout cas suffisamment peu pour qu’il devienne
un temps le nouvel ennemi public numéro 1 de Hollywood, celui sur le dos duquel
l’industrie n’aime rien tant que mettre l’échec (public ou critique) de films
dont l’insuccès appartenait sans doute à d’autres facteurs que le choix de son
acteur principal. Cette pratique n’est pas nouvelle à Hollywood et elle est
bien souvent une façon relativement commode de ne pas trop se poser de
questions sur un éventuel mal plus profond. A ce titre, la récente
réhabilitation d’Affleck en tant qu’acteur de premier plan témoigne pour au
moins deux raisons de l’évolution logique que peut suivre la carrière archétypale
d’un acteur hollywoodien. Tout d’abord, elle démontre de la tendance de
l’industrie cinématographique à fonctionner de manière cyclique : on brûle
ce que l’on a vénéré, et on vénère ce que l’on a brûlé. Par ailleurs, elle tend à montrer la faculté
qu’a Hollywood à prendre part à sa propre mythification ; un acteur
conspué aujourd’hui n’étant rien d’autre qu’un golden boy de demain.
Dans le cas de Ben Affleck cependant, force est quand même
d’avouer que l’acteur a largement été l’artisan de cette impopularité, la faute
à un versant de sa carrière proprement infréquentable. Pourtant, preuve que
rien n’est jamais aussi simple, même sa période de disgrâce publique (grosso
modo, entre 2001 et 2005) abrite de bons films ayant participé à faire évoluer
Affleck en tant qu’acteur, finalement pour lui faire prendre le chemin qu’on
lui connaît aujourd’hui. Si l’on devait schématiser un peu la carrière du
bonhomme, on pourrait dire : trop de mauvais films trop rapidement. A
peine s’est-il fait remarquer dans des bons films indépendants (Génération Rebelle, de Richard Linklater
et Méprise multiple de son copain
Kevin Smith, deux des meilleurs films indés des années 90), et qu’il
a connu le sacre ultime avec le brillantissime Will Hunting (Oscar du meilleur scénario pour le duo Damon/Affleck)
que Ben s’embarque dans des projets kamikazes : un Michael Bay (Armageddon, cauchemar neuneu pour
épileptiques), un film de SF tiédasse (Phantoms),
un actioner bidon (Piège fatal – tout un programme), un
Kevin Smith très moyen (Dogma, l’un
des moins bons films de son auteur) et des comédies romantiques à la facture télévisuelle
(Un vent de folie, Un amour infini). Dans le même temps,
Affleck tourne Shakespeare in Love
(pour la caution crédibilité, sans doute) et Les Initiés, mais pas grand-monde ne s’en souvient et les autres
préfèrent de toute façon gloser sur ses piètres performances dans les films
précités. Dommage : Les Initiés,
par exemple, est sans doute l’un des meilleurs films produits sur Wall Street,
juste derrière le film éponyme d’Oliver Stone et, dans un rôle secondaire,
Affleck s’y révèle particulièrement convaincant et retors. On est en 2000 et l’acteur
aura mis quatre petites années à anéantir les (hauts) espoirs qu’on avait placé
en lui. Chapeau l’artiste.
Le problème, c’est qu’une bonne partie des films cités
connaîtront en succès en salle et ne feront que conforter Affleck dans l’idée de
continuer à endosser le costume qui est désormais le sien, quelque part entre
le héros d’action viril et infaillible et le chéri de ses dames aux bonnes
manières. Pour faire simple, Ben fait désormais partie du club très fermé (mais
pas très prisé) des séducteurs falots. Du coup, plutôt que de se poser les
bonnes questions et de chercher de bons projets, il tombe de Charybde en Scylla.
C’est d’abord Pearl Harbor, de
Michael Bay (encore lui), qui sous couvert de relater le célèbre
affrontement entre Japonais et Américains est en réalité un remake croisé de Top Gun, Il faut sauver le soldat Ryan et Titanic. C’est ensuite (le pas si mauvais) La
Somme de toutes les peurs, nouvelle adaptation ciné de Jack Ryan, dans
laquelle Affleck peine à remplir de ses épaules le rôle interprété avant lui
par Alec Baldwin et Harrison Ford. Et c’est enfin le coup de grâce avec Daredevil, qui malgré un joli succès au
box-office signe pour Affleck le début de la fin et de la disgrâce publique.
Dès lors, quoi qu’il fasse, l’acteur est épié, attendu au tournant, pointé du
doigt comme l’antéchrist et le plus mauvais acteur qui soit. Et puisqu’à
Hollywood, on n’aime rien tant que laver son linge sale en famille, sa relation
très médiatisée avec l’une des chanteuses les plus en vue du moment, Jennifer
Lopez, n’arrange rien à l’affaire.
Le problème, c’est que tout cela vire comme c’est souvent le
cas à l’Affleckbashing et à la
méchanceté gratuite. Daredevil, par
exemple, n’est ni un douloureux accident industriel ni un échec retentissant,
juste un film de super-héros anodin comme il en existe des dizaines (et de plus
en plus), au traitement des personnages paresseux et à la mise en scène
transparente. Ni Affleck, héros du film, ni Colin Farrell, qui interprète le
méchant, n’ont d’ailleurs réellement souffert de l’image du film et sont,
aujourd’hui encore, présents à Hollywood, en dépit de carrières inégales. A ce
titre, on est par exemple très loin d’un film comme L’Ile aux Pirates, bide cinglant qui mit fin aux espoirs de
carrière prometteuse de Matthew Modine, l’ex-soldat Guignol de Full Metal Jacket. Le cas de Gigli – Amours troubles est encore un
peu plus symptomatique. Sorti en 2003 dans l’indifférence générale, après avoir
passé plusieurs mois dans les tiroirs de ses producteurs, le film est aujourd’hui
considéré comme l’un des pires films jamais réalisés, rien de moins. Si le film
est objectivement mauvais, il serait assez réducteur de n’attribuer son absence
de qualités à son acteur principal. En réalité, ce
dont témoigne surtout Gigli en 2003,
c’est de l’agonie de tout un sous-genre très lucratif du cinéma américain (la
comédie policière), tellement saccagé par des années de négligence et de facilités
scénaristiques que même l’un de ses artisans principaux – Martin Brest, le
réalisateur du film s’est fait connaître en réalisant Le Flic de Beverly Hills et Midnight Run, prototypes de mélange entre action et
comédie – ne peut plus en tirer quoi que ce soit. On croise également dans Gigli des gangsters débiles (un poncif
depuis Tarantino) et ces vieux cabotins de Christopher Walken et Al Pacino
passer le bonjour le temps d’un numéro en roue libre, comme c’est le cas dans
nombre de leurs films. En fait, les défauts de Gigli sont les mêmes que beaucoup de films du même genre, ils y sont
juste un peu plus prononcés.
Quand sort Paycheck,
du pourtant pas manchot John Woo, Affleck est de toute façon tellement
impopulaire aux yeux du public et de l’industrie que rien n’y changera – et surtout
pas ce métrage-là, film d’action générique et un peu aseptisé, mais loin d’être
catastrophique. Ironiquement, dans les mêmes moments, le pote/cousin/faux rival
d’Affleck Matt Damon relancera sa carrière après une période de vaches maigres
dans un film d’espionnage thématiquement proche (un agent secret amnésique
court après son identité et déjoue des complots), La Mémoire dans la peau, lui avec le succès qu’on lui connaît (4
films à ce jour et un cinquième dans les tuyaux). Ne retenir qu’Affleck en tant
que héros d’action fade dans cette période ne lui rend pas justice: en 2004,
sort Père et Fille, qui signe la
nouvelle collaboration de l’acteur avec Kevin Smith. Si le film n’est toujours
pas un succès public ou critique, on a, là, le droit de crier à l’injustice :
l’histoire, touchante sans être larmoyante, permet à Smith d’amorcer un virage
plus mature dans sa carrière et met en lumière une nouvelle facette d’Affleck
en tant qu’acteur. Sans doute l’un de ses meilleurs films, en tout cas l’un de
ses meilleurs rôles.
Affleck finit bien par le savoir : il est devenu le
tricard de l’industrie, celui par qui le scandale arrive. Pur produit des pires
dérives que Hollywood est capable de produire (un acteur porté au firmament,
digéré, recraché puis mis au ban en un temps record), plus personne ne veut
miser un sou sur lui. La grande force d’Affleck à ce moment-là, il faut bien
lui accorder cela, c’est d’avoir su changer son fusil d’épaule. D’avoir
accepté, sans doute bon gré mal gré, qu’il ne tutoierait plus les cimes
du box-office hollywoodien et ne tomberait plus Liv Tyler ou Uma Thurman devant
la caméra. Il reviendra alors par la petite porte. D’abord dans Man about Town, sans doute le moins
connu de tous ses films, dans lequel il convainc en agent artistique hollywoodien
au bout du rouleau. Il y a quelque chose d’assez masochiste dans le choix d’Affleck
à interpréter précisément l’un de ceux qui soufflent le froid et le chaud à
Hollywood – et qui, en un sens, ont pu prendre part à sa chute. A sa façon,
minimaliste et confidentielle, Man about
Town annonce l’un des plus superbes rôles d’Affleck : celui de George
Reeves, interprète de Superman à la télévision américaine dans les années 50 et
dont le meurtre louche est au cœur du film Hollywoodland.
Alors qu’en apparence, c’est Adrien Brody qui hérite du beau rôle (un détective
privé à la Philip Marlowe), Affleck montre (enfin) avec puissance l’étendue de
son talent. Et ce en jouant sur la corde de la mise en abîme (Reeves est montré
comme un acteur has-been et déconfit), en acceptant de se conjuguer lui-même au
passé, par le biais d’un personnage déjà disparu et qu’y n’apparaît que par le
biais de flashbacks. Le nom même d’Hollywoodland (nom d’un complexe immobilier
dont la promotion se fit par le biais des célèbres lettres géantes figurant sur
le Mont Lee, avant que les quatre dernières ne soient finalement retirées)
revêt l’idée d’un certain cinéma classique, quasiment révolu quand le film
commence (en 1959) et qui nourrit d’une certaine façon les récits de l'Affleck
réalisateur.
Car le grand tournant de sa carrière, c’est celui-ci :
en 2007, Affleck décide de prendre le taureau par les cornes et de se révéler
en tant que conteur d’histoires. Pour son premier film, Gone Baby Gone, il joue indéniablement à domicile : il (re)tourne
chez lui, à Boston, et confie le rôle principal d’inspecteur opiniâtre à son
frangin Casey. Pour autant, pas de facilité à l’horizon : Affleck irrigue
son récit (adapté d’un roman de Dennis Lehane, également auteur de Mystic River et Shutter Island) d’une sécheresse de chaque instant, et mène sa
barque d’une main de maître jusqu’à sa conclusion, implacable. La mue est
totale ; on peine à croire que c’est l’acteur foufou d’Armageddon qui tient les rênes de ce
film noir. Fort du succès du film, Affleck reste derrière la caméra et à Boston
pour The Town, récit de braquages
très humain. On pouvait craindre la redite mais il n’en est rien. La nouveauté,
c’est qu’Affleck s’est également confié le premier rôle, et qu’il y est
excellent, en plus de s’imposer comme un directeur d’acteurs à l’œil avisé (on
retrouve dans le film Jon Hamm, de la série Mad
Men, et Jeremy Renner, qui tient là l’un de ses meilleurs rôles). Ensuite, la
loi des séries a cours, et c’est l’escalade logique : viendra Argo, récit d’une opération de la CIA
dans les années 70 et du tournage d’un film bidon en Iran. Si le film est l’occasion
pour lui de boucler la boucle autobiographique entamée avec Hollywoodland (sur Hollywood, ses apparences
et ses anges déchus), il marque surtout l’intégration par Affleck un nouveau
club très privé, celui du lauréat des Oscars du meilleur film.
Mais l’Affleck acteur n’est pas en reste : en 2014, il
passe devant la caméra de David Fincher pour Gone Girl, adaptation du best-seller Les Apparences. Sous couvert d’un thriller banal (un crime conjugal),
le film est surtout l’occasion d’ausculter la masculinité occidentale décatie et
de confronter une bonne fois pour toutes l’acteur à l’énigme Ben Affleck :
dans le film, il est Nick Dunne, Américain moyen dépassé par tous les
événements et tellement falot qu’il en devient suspect. Sadique ultime, Fincher
s’amuse à pousser un peu plus Affleck dans ses retranchements et finit par
révéler une personnalité trouble, à laquelle l’acteur contribue beaucoup. A tout
point de vue, c’est un aboutissement pour Affleck, qui s’avère (une fois de
plus) moins unidimensionnel qu’il n’y paraît. Avant-hier, tricard d’Hollywood.
Hier, réalisateur très en vue. Aujourd’hui, brillant interprète. Vivement
demain.
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