Reporters, conflit de canards
Nous sommes au mitan des années 2000. Après avoir, au cours de la décennie 90, singé les sitcoms de potes US type Friends ou Seinfeld, Canal+ décide de bander ses petits muscles et de voir plus grand : c’est décidé, elle sera le HBO français, la chaîne (payante) qui donne le « la » en matière de séries et que les concurrentes jalousent ou copient. Dès 2005, elle lance donc une salve d’œuvres « glocales » – s’inspirant largement des codes américains mais transposées dans un contexte français. Il y aura les judiciaro-policières Engrenages – plus longue série de l’histoire de Canal, débranchée en 2020 après 8 saisons – et l’oubliée Sécurité intérieure, ainsi que la, euh, mafieuse Mafiosa. Viendra, donc, ensuite la bien nommée Reporters.
Secrets déteints
Qui est ce que les Etasuniens appellent un « ensemble show », bois dont était déjà fait Engrenages : pas de pur protagoniste principal, ici, mais un tissage d’hommes et de femmes pour beaucoup logés à la même enseigne et interconnectés. En l’occurrence les journalistes de deux médias : la première chaîne d’information publique (pour l’occasion rebaptisée TV2F) et un canard « de gauche » mais pas trop, quelque part entre Le Monde et Libé. Tous ces personnages ne seront pas de trop pour enquêter sur les vilains petits secrets que les puissants (magnats de l’industrie, politiciens, caciques du renseignement) tentent de taire : trafic d’armes et d’influence vers les pays de la Françafrique, « guerre économique » contre les Américains dans les pays du Golfe, prises d’otages commises pour des raisons bien plus troubles que les « vérités officielles »…
Il faut saluer ce que Reporters entreprend – et réussit – durant ses deux saisons ; à l’époque, pas si nombreuses étaient les séries télé prenant pour toile de fond l’actualité géopolitique sans (trop) simplifier le sujet, ni sombrer, qui dans l’angélisme, qui dans le « tous pourris » trop fréquent dans ce genre de récits. Exemple qui en dit long : l’intrigue de la seconde saison, sombre histoire d’attentat islamiste dont l’issue rappelle, ou plutôt anticipe, les conclusions de la justice française dans l’affaire Karachi. Les auteurs de Reporters, qui n’avaient pas connaissance de celles-ci au moment de l’écriture, avaient-ils investi pour l’occasion dans une boule de cristal ? On suppute que non : simplement soucieux de trousser un récit crédible, ils ont vraisemblablement mené leur petite enquête et sont arrivés à une résolution assez proche… Moins courageux : la création de pays fictifs pour parler de problèmes bien réels. Pourquoi avoir inventé le « Ruwanda », nation africaine déchirée par une guerre ethnique dans laquelle la France n'a pas eu les mains très propres, plutôt que de nommer celle, bien réelle, à laquelle tout le monde pense très fort ?
Dans le tapis
Réussi aussi : la façon dont les scénaristes (pour certains eux-mêmes journalistes, tels que Sorj Chalandon) échevèlent leurs intrigues et caractérisent leurs personnages, aussi et surtout lorsqu’iceux ne sont précisément pas dans leur rôle de… reporters. En témoigne la trajectoire de ce fait-diversier interprété par le grand Patrick Bouchitey, qui se rêvait en Bukowski et se retrouve à couvrir les chiens écrasés et les épouses étranglées. Un assez peu chic type, qui préfère se réfugier dans l’écriture et courir la gueuse plutôt que de parler à se propre fille, et est de surcroît alcoolique – affliction qui aura une vraie place dans le récit, là encore de façon plutôt crédible. Rien de révolutionnaire ? Peut-être, mais, pour le téléspectateur français moyen de l’époque, pour qui la vie personnelle d’un personnage de série s’est longtemps résumé aux dîners de famille des Cordier (souvenez-vous, les juges et les flics), c’est tout à fait appréciable.
Reste cette grosse épine dans le pied, qu’on retrouve dans trop de séries françaises, d’hier comme d’aujourd’hui : des dialogues souvent effroyables – soit affreusement plats soit beaucoup emphatiques et pompeux (qui parle comme ça pour de vrai ?). Grand moment de comique involontaire : l’alors débutante Anaïs Demoustier, que l’on fait parler comme un marlou de Ménilmontant échappé d’un film de Michel Audiard ! Autre tare : cette sensation tenace que Reporters est toujours à deux doigts de se prendre les pieds dans le tapis – elle ne le fait pas, hein, mais n’en semble jamais loin – à cause d’une charge trop lourde à porter. Beaucoup (trop ?) de personnages, de sous-intrigues, de dynamiques interpersonnelles qui finissent par devenir encombrants. Manquait sans doute à la tête de cette série chorale un vrai chef d’orchestre, maître à bord capable d’imposer son style personnel et ses volontés à la chaîne et ses équipes. Pour cela, il faudra attendre, toujours sur Canal +, l’intransigeant Eric Rochant et son Bureau des Légendes qui, pour le coup, tiendra lui de la petite révolution.
Reporters, Olivier Kohn, 2007-2009 (2 saisons). Avec : Jérôme Robart, Anne Coesens, Grégori Derangère, Patrick Bouchitey, Aïssatou Diop.