On a vérifié : Piège de Cristal est (toujours) le meilleur film d'action de tous les temps
A quoi, exactement, reconnaît-on un film culte ? A son influence durable dans la culture populaire ? Au nombre d’imitateurs et de copies qu’il a généré ? Question piégeuse, la notion-même de film culte (ou plutôt de « film-culte », puisque c’est l’objet filmique qui constitue ce que l’on vénère) étant insaisissable et malléable : il n’est pas rare, de nos jours, de voir des affiches de film clamer fièrement un « Déjà culte ! » attribué par un rédacteur un peu trop prompt à l’emphase.
Pourtant, s’il est un film qui
mérite bien ce titre, c’est sans aucun doute Piège de Cristal, Die
Hard dans la langue de John Wayne. Aujourd’hui, on se souvient du film
comme le premier opus d’une franchise qui oscille entre l’excellent (Une
Journée en Enfer, 1995) et le consternant (Die Hard : Belle journée
pour mourir, 2013) et de l’instigateur de tout un sous-genre du film
d’action. Dès le succès retentissant du film, chaque producteur en quête
d’argent facile lance son projet au pitch simplissime : « Die
Hard dans… ». Cela nous donnera donc Piège en Haute Mer (Die
Hard sur l’eau), Piège à Grande Vitesse (Die
Hard dans un train), Piège en Eaux Troubles (Die
Hard sur l’eau bis, mais cette fois avec Bruce Willis, décidément pas toujours
très regardant), Speed (Die Hard dans un bus), etc. Evidemment,
beaucoup de ces succédanés sont souvent des nanars tout justes méritants de
garnir les vidéoclubs de quartier – avant qu’ils n’aient tous fermé, en tout
cas. De façon similaire, il convient d’oublier poliment une grande partie
des suites officielles de ce Piège de Cristal (à l’exception d’Une
Journée en Enfer, donc) et de ne retenir si possible que ce génial
premier volet. Voilà : la forêt étant élaguée et le contexte posé, on peut
désormais parler du film qui nous intéresse ici.
De fait, et bien que cela semble
difficile à croire aujourd’hui, Piège de Cristal est lorsqu’il sort,
un pari risqué. Déjà, il tente d’introniser le jeune (et chevelu) Bruce Willis
comme star d’action, alors que l’acteur est jusqu’ici connu pour des rôles
comiques, à la télévision (Clair de Lune)
ou au cinéma (l’hilarant Boire et Déboires) – Willis
deviendra avec le film l’action hero
que l’on connaît. Si l’on veut avoir une idée assez précise de la transition
opérée par Willis à l’époque, on peut se souvenir de celle de Chris Pratt,
récemment passé de Parks &
Recreations à Jurassic World le temps de le dire. Pourtant, Willis
n’abandonne pas totalement le décalage qu’il a fait sien avec Clair de Lune ; de fait, John
McClane n’est pas un héros indestructible et imperturbable comme le sont ceux
interprétés par Stallone ou Schwarzenegger. Il est plutôt un col-bleu, doté
d’un sens du devoir certes irréprochable mais pas toujours obsédé à l’idée
d’une justice qui triompherait de tout. Il souhaiterait juste sortir de ce
foutu immeuble en un seul morceau, et ce n’est déjà pas si mal. Pas un hasard, finalement, que le film ait fait de Bruce une star : Willis EST McClane, apportant
son côté prolo, défait et vaguement cow-boy au personnage de façon idéale. Le
choix de Willis est aussi parfait en ce que son historique de héros décontracté
sert parfaitement le film, qui cultive l’ironie, voire la satire – un
aspect parfois occulté et qui pourtant saute lui aussi aux yeux lorsqu’on
revoit le film.
Cette ironie, Piège
de Cristal la doit en fait beaucoup à son réalisateur John McTiernan. A
l’époque, McTiernan n’est lui non plus pas encore devenu le réalisateur loué
qu’il deviendra par la suite ; il a « seulement » signé le petit
film Nomads
avec Pierce Brosnan et le plus conséquent Predator avec Schwarzy (également
l’un des meilleurs films d’action de tous les temps, mais ceci est une autre
histoire). On prête souvent au genre du film d’action des valeurs droitières,
voire conservatrices : la moralité du genre consiste souvent en un mélange
malhabile de loi du Talion et d’idéologie trouble, voire franchement
nauséabonde. Chez McTiernan, c’est tout le contraire : l’argument de son
film mis en place, il s’amuse à dézinguer un par un toutes les institutions qui
lui tombent sous la main. A l’exception d’un officier un peu trop opiniâtre, la
police est montrée comme une bande de couards craignant les réprimandes de ses supérieurs
hiérarchiques – « Que va dire le président ? », se demande-t-elle. Le
FBI, à la présence supposément rassurante, n’est guère mieux loti : au
Nakatomi Plaza, elle envoie deux agents incompétents nommés comme des
personnages de cartoon (Big Johnson et Little Johnson). Le premier souhaite
lancer l’assaut comme on tire des canards à la foire et l’autre se vante de son
inexpérience – « j’étais au lycée à ce moment-là », dit-il à propos
du conflit vietnamien.
Mais cette critique finalement
assez peu déguisée ne concerne pas que les forces de l’ordre. Si celles-ci s’avèrent
assez peu réactives face à un ennemi trouble, ce dernier n’est guère mieux
traité. Présentés au départ comme des terroristes politiques (ou des combattants
de la liberté, c’est selon) dans la lignée de ceux ayant lutté pour
l’indépendance de l’Irlande, Hans Gruber et son gang ne sont en réalité qu’une bande
de braqueurs, certes très prévoyante, mais ni plus ni moins attirée par l’appât
du gain – et les 640 millions de dollars en bons du trésor stockés dans
l’immeuble. Gruber se contrefout en effet de la moindre idéologie, et lorsqu’il
exige la libération de prisonniers politiques, celle-ci n’a qu’un but de
diversion. Menacé par des « eurofripouilles »,
guère aidé par des gardiens de la paix léthargiques, McClane pourrait se voir
aider par les employés de la Nakatomi Company, retenus en otage, parmi lesquels
sa femme. Pensez-vous ! Sur place, il a pour tout sidekicks un chauffeur de limousine aux abonnés absents et un
employé défoncé à la coke et libidineux, qui négocie avec les braqueurs en
tentant d’appliquer la loi de l’offre et la demande. Très logiquement, ce
dernier connaîtra un destin funeste. Même son épouse n’aide pas McClane dans un
premier temps : leurs échanges initiaux sont tendus, et celle-ci travaille
désormais sous son nom de jeune fille, un détail qui, on s’en doute, ravira
McClane.
Face à autant de points de repère s’écroulant les uns après les autres, McClane devient finalement moins un justicier que le dernier porteur de valeurs probablement antiques, mais pour autant seules à pouvoir un semblant d’ordre établi. Evidemment, et c’est ce qui rend la chose savoureuse, jamais McClane ne souhaite porter une telle torche, quand bien même les médias le montrent en héros. Ce sous-texte est évidemment volontaire de la part d’un réalisateur aussi roublard que John McTiernan ; Predator, déjà, montrait dans son dernier acte une humanité forcée de puiser dans ses plus bas instincts (son Etat de nature ?) pour affronter un ennemi invisible. D’ailleurs, McTiernan se laisse aller de façon quasiment subliminale à l’autocitation : alors que le dénouement du film approche à grands pas, John McClane se trouve dans une sorte de faux jardin tropical qui rappelle évidemment la (vraie) jungle de Predator. La différence, c’est que les arbres de bois sont désormais faits de plastique et les décors naturels laissent place à l’artificialité de studio.
On pourrait disserter pendant des
heures du sous-texte introduit par McTiernan (ainsi que les scénaristes Jeb
Stuart et Steven DeSouza) dans Piège de Cristal. Pour autant, le
film est loin de fonctionner seulement par et pour ces références, et qui ne
les perçoit pas ou n’y accorde pas d’importance ne ratera rien du film. Car Piège
de Cristal, c’est aussi, et peut-être même surtout, une machine
rutilante réglée au millimètre près, un bolide lancée à toute vitesse dotée de
la précision d’une horloge suisse. Qui regarde un film d’action (ou de genre au
sens large) peu scrupuleux a généralement besoin de faire part d’une
« suspension d’incrédulité », à l’égard d’éléments certes un peu
grossiers mais qu’il vaut sans doute mieux ne pas suranalyser. Dans Piège
de Cristal, rien de tout ça : chaque rebondissement du film
annonce de façon logique et implacable le suivant (ce qui ne le rend pas
prévisible pour autant), chaque chose qui se fait et se dit provient d’une
interaction entre plusieurs des nombreux personnages de l’histoire. Cet aspect-là
du film est finalement parfaitement complémentaire avec l’aspect analytique
précité : montrer les rouages du film d’action et de studio pour le
critiquer tout en en assurant sa suprématie en tant que spectacle populaire,
tel a toujours été le crédo de John McTiernan. Une démarche de cinéaste qui
atteindra des sommets avec le brillantissime Last Action Hero, sorte
de Goodbye Yellow Brick Road fait
film.
Près de 30 ans après sa sortie,
c’est donc peu dire que Piège de Cristal est un film culte. De
façon parfaitement justifiée, il apparaît régulièrement en haut des listes
recensant les meilleurs films d’action et les meilleurs films de Noël de tous
les temps, et il a fait gagner une nouvelle horde de fans à l’Ode à la Joie de Beethoven. Pourtant, alors
que ce terme de culte signifie souvent tout et n’importe quoi, le film reste
unique, à la fois drôle et malin, génial et corrosif, preuve pelliculée
qu’on peut être tout cela à la fois et doigt levé adressé à à peu près tout le
monde. Yipee ki-yai, motherfucker.
Piège de Cristal (Die Hard), John McTiernan, 1998. Avec : Bruce Willis, Bonnie Bedelia, Alan Rickman, Paul Gleason, Reginald VelJohnson.