Pendant ce temps, chez George Lucas



 
Son héritage est partout. Au cinéma, dans les magasins de fringues, chez votre marchand de journaux, votre concessionnaire auto ou même dans votre bureau de poste. Pourtant, si sa création a évolué pour devenir ce qui constitue peut-être la quatrième plus grande religion monothéiste au monde, l’homme lui-même, George Lucas, n’est nulle part, ou si peu. De temps en temps, il sort bien de son ranch californien grand de 4 trillions d’hectares pour donner son avis – auquel sans doute pas grand-monde n’accorde de crédit – sur ce qu’est devenu Star Wars, qui plus est souvent pour enfoncer des portes dégondées, comme lorsqu’il déclare que Les Derniers Jedi est « très joliment fait ». A part ça rien, aucun projet en cours (on est allé vérifier sur IMDb), ou peut-être un poste plus honorifique qu’autre chose sur un Indiana Jones 5 d’ores et déjà prévu pour 2020. Cette absence, voire cette disparition du bonhomme nous fait nous poser la question, finalement très liée à l’évolution de notre cinéma de masse : qu’est devenu le cinéaste George Lucas ?
 
Cinéaste, Lucas ne l’est plus depuis un bon moment déjà. Car le fameux univers étendu tient finalement au moins autant à ce qui constitue les « produits dérivés » (jouets, livres, et tout ce qui peut être repris par les fans, y compris de façon participative) des films que les longs-métrages eux-mêmes. L’anecdote tient désormais de la légende : ayant eu un mal de chien à convaincre la Fox de financer Un nouvel espoir, Lucas persuade les producteurs de lui laisser la quasi-totalité des droits sur les produits dérivés en diminuant son pourcentage sur les recettes. Le succès historique du film sera amplifié de façon exponentielle par les ventes de figurines et de novélisations. Lucas y gagnait sa liberté – définitive. Et le merchandising moderne était né. Mais rapidement, cette prépondérance financière de ce qui entoure le film sur le film lui-même donne des mauvaises idées à Lucas : quand il crée Le Retour du Jedi, le cinéaste a déjà basculé du côté obscur du mercantilisme, et conçoit certains aspects du film en ingénierie inversée. Le cas le plus criant est celui des Ewoks, petits monstres facétieux et « mignons tout plein », visiblement inclus dans l’histoire pour vendre beaucoup de peluches.

 
Quand sort la « prélogie », c’est pareil, mais en pire : l’évolution des moyens technologiques lui permet de laisser libre cours à tous ses fantasmes pelliculés, y compris les plus tordus. Seul maître à bord (plus de réalisateurs « fantômes » à la barre, comme sur les épisodes 5 et 6), Lucas se fourvoie. De façon plus ou moins spectaculaire selon les épisodes, mais le fait est qu’on a du mal à se dire qu’on a là affaire au cerveau génial qui avait accouché 25 ans plus tôt de la première trilogie et d'Indiana Jones – constat malheureusement confirmé par les dernières aventures (en date) du plus casse-cou des archéologues. Pire encore, Lucas commet envers lui-même le crime ultime de lèse-majesté : pour la sortie vidéo de la première trilogie en 1997, il retouche certains aspects des films originaux qui lui déplaisent désormais – comme des effets spéciaux un peu trop kitsch à son goût – ou ajoute d’autres éléments, histoire de raccrocher les wagons avec la trilogie à venir. Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage… Mais c’en est trop pour les fans des films originaux – à les entendre, c’est toute leur enfance qu’on est en train de défigurer au marteau. Là encore, les intentions du réalisateur devenu une industrie à lui tout seul sont moins organiques que mécaniques, moins artistiques que purement techniques.
 
L’histoire semble aujourd’hui s’être déroulée dans une galaxie des plus lointaines, mais, un jour, George Lucas était un (grand) cinéaste – et pas seulement un comptable chevronné. Son premier long-métrage sera THX 1138, qui marque la première incursion du cinéaste dans la science-fiction, mais se situe pourtant à l’opposé de la saga sur le spectre du genre. THX est froid et clinique, là où la saga sera viscérale et bouillonnante – plus proche de 2001, l’odyssée de l’espace, 1984 ou Fahrenheit 451 que des récits populaires qui infuseront ses créations à venir. Bien plus modeste, le film est avant tout l’histoire d’un type lambda qui tente de faire valoir ses sentiments dans une société hygiéniste et uniformisée. Des velléités en phase avec les contre-cultures de l’époque, que l’on retrouve dans les premiers Star Wars – après tout, l’histoire de l'Alliance rebelle contre l’Empire n’est qu’une relecture spatiale de la guerre du Vietnam. Le film fonctionne, mais est grevé par un rythme lymphatique – « c’est beau, c’est lent », disait le poète – qui  empêche l’idée d’un succès rayonnant. Dès son film suivant, Lucas sera taraudé par l’idée de s’adresser à tous.
 
Après THX 1138, Lucas abandonne (temporairement) le genre science-fictionnel pour signer American Graffiti, peut-être son plus beau film, ou en tout cas son plus personnel. S’inspirant de ses souvenirs d’ado cinéphile (Les Vitelloni de Fellini en tête), il met en scène quatre copains vivant leurs derniers jours de lycéens. Les filles, les bagnoles, le rock’n’roll, la liberté à venir… Lucas filme tout cela avec justesse et sincérité – sans sentimentalisme mais avec une nostalgie de bon aloi. Dès l’année d’après, ABC diffusait la sitcom Happy Days, qui reprend ni plus ni moins l’idée de départ d’American Graffiti  (le chromo 50’s avec Ron Howard en vedette), et cela durerait 11 saisons. L’avantage de la nostalgie, c’est qu’elle est éternelle. Le film connaît un succès surprise au cours de l’été 73 et Lucas peut enfin commencer à plancher sérieusement sur son projet de space opera qu’il fantasme depuis si longtemps… Le reste appartient à l’Histoire du cinéma. Et celle de la société occidentale.

   
Pour appréhender la carrière et la trajectoire de George Lucas, il est primordial de comprendre sa relation avec Francis Ford Coppola, qui fut tout à la fois son mentor, son meilleur ami, et son double négatif.  Une relation complexe que Lucas synthétise mieux qu’on ne pourrait le faire : « ma vie n'est qu'une sorte de réaction à la vie de Francis, je suis son antithèse ». Si l’on renvoie souvent Coppola dos à dos avec Scorsese, Spielberg ou De Palma dans la prise d’assaut du Vieil Hollywood, le Parrain de ces movie brats a tendance à voir les choses différemment et se considère plus volontiers comme le « plus jeune des vieux loups [que] le plus vieux des jeunes loups ». Ayant commencé sa carrière au début des années 60, dans les séries B fauchées de Roger Corman puis dans des grosses machines boursouflées (La Vallée du Bonheur, qu’il reniera plus tard), Coppola connaissait de l’intérieur le Vieil Hollywood et son fonctionnement. Un système où faire signer à des acteurs et réalisateurs des contrats d’exclusivité sur 8 ou 10 ans était monnaie courante. Où un Jack Warner ou un Louis B. Mayer avaient droit de vie ou de mort sur quiconque travaillait dans la ville. Utopiste (et mégalomane), Francis Ford rêvait d’avoir sa major, son studio rien qu’à lui, qui lui permettrait de monter en toute liberté les films de ses potes (Lucas, Paul Schrader) et ses idoles (Godard, Kurosawa). Ce qu’il fit, avec sa société American Zoetrope, qui ne dut cependant sa survie qu’aux projets les plus balisés, comme Le Parrain 3,  Dracula ou L’Idéaliste.
 
George Lucas, lui, a réussi là où son meilleur ennemi avait – partiellement – échoué. Mais à quel prix ? Lorsqu’il vend (pour la somme de 4 milliards, d’ailleurs largement remboursés depuis) son bébé intergalactique à Disney, Lucas annonce vouloir revenir à des histoires plus modestes, plus intimes, littéralement plus terre-à-terre. Les intentions sont louables – mais en a-t-il encore seulement les capacités artistiques ? Comment remettre les pieds sur terre, quand on a inventé ce qui est maintenant l’un des plus grands mythes modernes ? En 2012, Lucas produit Red Tails, histoire (vraie, évidemment) de pilotes d’avion noirs obligés de combattre les préjugés dans l’armée américaine de la Seconde Guerre Mondiale. On est loin de Luke Skywalker, mais cela reste pour autant du Lucas dans le texte, tant pour l’obsession aérienne que pour le sentimentalisme envahissant de l’ensemble. Car on rappellera à ce qui aime se plaindre de la méthode « Disniais » appliquée aux derniers Star Wars que la saga n’a pas attendu Mickey pour tomber dans les bons sentiments et les dialogues très premier degré. Ou pour citer le très caustique Harrison Ford sur le tournage d’Un nouvel espoir : « on peut écrire ce genre de trucs, mais on ne peut pas le dire à voix haute  ».

 
Aujourd’hui, Star Wars est devenu « autre chose » ; quelque chose que l’on pourra juger mieux ou moins bien, mais en tout cas autre chose. Une vache à lait de premier choix pour la firme aux grandes oreilles, certes, mais surtout une œuvre polyphonique, conçue par des gens globalement talentueux venus d’horizons différents : Rian Johnson, le duo de petits malins derrière 21 Jump Street, ou celui derrière le blockbuster Game of Thrones. Ironiquement peut-être, la gardienne du temple de la saga est désormais Kathleen Kennedy, productrice historique de Spielberg. Et quand Disney éjecte les réalisateurs de son spin-off sur Han Solo, elle fait appel à… Ron Howard, qui avait collaboré avec Lucas en tant qu’acteur (American Graffiti) puis réalisateur (Willow). Preuve que certaines étoiles brillent encore dans la galaxie Lucas. Quoiqu’il en soit, Star Wars n’est plus, comme elle a été pendant si longtemps l’œuvre d’un seul réalisateur, d’abord visionnaire puis ensuite beaucoup moins – avec ce que ça comporte d’avantages et d’inconvénients. Plus encore qu’un cinéaste ou un gestionnaire de portefeuille, voilà ce que semble être devenu George Lucas aujourd’hui : le conservateur condamné à l’entretien perpétuel d’un musée empli de ce que fut « son » Star Wars.

Et pour liker, commenter, réagir, l'aventure se poursuit par ici : Sitcom à la Maison !

Posts les plus consultés de ce blog

Vous reprendrez bien une part de mondopudding ?

The Marvels, trois fois rien

Arnaud Devillard et Nicolas Schaller, auteurs : "Dans ses films, Steven Spielberg ment pour panser les plaies du réel"