Netflix et David Fincher, un mariage de raison


Début décembre 2020 sortait Mank, dernier bébé de David Fincher proposé sur Netflix. C’est, quoi qu’on pense des stratégies de ces plateformes et toutes choses égales par ailleurs, une pure « création originale Netflix », un objet filmique qu’on a du mal à imaginer être diffusé ailleurs et comme on en voit aujourd’hui de moins en moins dans les salles. (Quand on dit « aujourd’hui », c’est sur ces dernières années, pas en 2020. En 2020, quasiment aucun film ne sera sorti au cinéma.) C’est un film de 2h12 en noir et blanc, sans grosse star à part l’oscarisé Gary Oldman, centré sur un scénariste reclus (confiné) chez lui qui en vient à écrire le plus grand film de sa carrière – et selon certains de l’histoire du cinoche, Citizen Kane. En parallèle de cela, des flash-backs avec des joutes verbales sur l’art, la politique, et comment le premier pourrait ou aimerait influencer la seconde, pour rendre le monde un peu plus supportable. Un film d’idéaliste plus que de nostalgique, pas vraiment raccord dans le paysage du blockbuster contemporain.

Garantie décennale

Mank est finalement l’aboutissement, ou le couronnement, d’une histoire d’amour de bientôt 10 ans entre le cinéaste et Netflix, commencée en 2013 avec House of Cards. Lorsqu’on pense aujourd’hui à HoC, c’est avant tout pour des mauvaises raisons : les révélations faites dans le cadre des affaires #MeToo sur les actes pédophiles commis par Kevin Spacey durant plusieurs décennies, et le remplacement précipité de Spacey par sa moitié à l’écran, Robin Wright – parce qu’à Hollywood, quoiqu’il arrive, the show must go on. On a oublié tout le reste, c’est-à-dire le plus important : à quel point à l’époque il était inédit pour une plateforme de SVOD avec un public somme toute restreint comme Netflix de mettre le grappin sur un talent de cet acabit. On oublie aussi à quel point ce fut un échange de bons procédés : Netflix avait besoin de Fincher pour lui apporter la crédibilité artistique, la caution prestige qui inciterait les consommateurs à payer leur abonnement, et Fincher avait besoin de Netflix pour lui offrir ce que le Hollywood historique n’avait jamais su lui accorder : la paix et le calme. La possibilité de pouvoir maîtriser son projet de bout en bout et de garder le droit sur le montage final. HoC était d’ailleurs au départ développée par HBO, en accord avec la politique des Auteurs promue par la chaîne, et ne fut transférée chez Netflix qu’après que ceux-ci eurent posé plus de flouze sur la table. (C’est probablement à ce moment-là que HBO et consorts se sont dits qu’il faudrait se méfier de Netflix et « surveiller le trône » comme diraient Jay-Z et Kanye. Heureusement, HBO pouvait compter sur Game of Thrones pour jouer à armes égales contre Netflix dans la bataille du buzz.)

 

 

Les relations houleuses entre Fincher et les grands studios hollywoodiens sont connues et commencèrent dès son 1er film, Alien 3. A l’époque simple clippeur réputé, il débarque sur une suite à la préproduction déjà laborieuse, passée par plusieurs révisions de script et changements de réalisateur. Le tournage est à peine moins calamiteux et, à l’arrivée, Fincher désavoue purement et simplement le film – il n’y reviendra même pas pour superviser la version longue destinée au marché DVD (support qu'il aime beaucoup), estampillée « Assembly Cut » à défaut de « director’s cut ». Aujourd’hui encore, le réalisateur est catégorique : sa carrière de cinéaste commence avec Seven, en 1995. Le succès de Seven, justement, aurait pu l’asseoir en tant que golden boy des studios, mais l’entente cordiale sera de courte durée. Après The Game, exercice de style hitchcockien et ludique, suivra le fameux Fight Club, brûlot noir et dépressif, anti-système, anti-conformisme, anti-savon, anti-tout en fait, à tel point que certains ont voulu y lire des relents réac’ voire fascistes. Sorti en 1999, ce club de combat tombait à point nommé : adieu XXe siècle, et merci pour rien !, semblait-il dire, bien qu'on doute que les pontes de la Fox aient pris cela à la rigolade. Fincher tracera ensuite son chemin ainsi, en zigzagant entre les desiderata de grand spectacle fédérateur des studios et projets plus personnels. S’il arrive à donner vie à son Zodiac si longtemps fantasmé, il tourne par la suite 2 projets plus balisés, adaptés de best-seller : Millenium – Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes et Gone Girl, films de commande sur lesquels, tel un contrebandier, il parvient en sous-main à appliquer sa verve satirique et ses obsessions personnelles. Et la liste de ses projets non-réalisés est au moins aussi appétissante : Mission : Impossible 3, Torso, 20 000 Lieues sous les mers, World War Z 2… Ses méthodes sans compromis voire dictatoriales y sont aussi pour beaucoup. Celles de, par exemple, James Cameron (lui aussi passé par la saga Alien) ne le sont pas moins, mais d’avoir signé 2 des 3 plus gros succès ciné de l’histoire donne à Cameron plus de latitude et un semblant de paix sociale.

Viens voir le docteur

Après Gone Girl, Fincher achèvera sa transhumance, pour de bon peut-être, vers Netflix, pour créer la remarquable Mindhunter, qui lui permet de continuer son exploration clinique des tréfonds de l’âme humaine. Comme pour HoC, il réalise les premiers épisodes avant de laisser le volant à des réalisateurs sans grand style qui s’adossent au sien. La mise en scène de Mindhunter est à ce titre l’une des plus remarquables du canon fincherien, l’une des plus surprenantes aussi. Après les virevoltes de Panic Room, après le style survitaminé, coké, de The Social Network, indispensable pour suivre les stichomythies sorkiniennes, on retrouvait là un Fincher apaisé, tout entier consacré au déroulé de Mindhunter. Quand le réalisateur s’attarde à ce qui motive ses personnages, cela ressemble souvent à une auscultation froide et clinique, à une consultation en psychiatrie, et Mindhunter est ainsi fait : un incessant jeu de champ et de contrechamp entre le patient et le médecin, exercice presque lacanien du flot de paroles confuses d’où émergeront quelques vérités. Cette primauté donnée à la parole et cette ascèse dans la mise en scène qui en découle font sans doute que le thriller « true crime », inspiré de faits réels, dans lequel on pourrait classer un peu rapidement Mindhunter, a souvent été l’apanage des podcasts, avant que Netflix, plus tôt que toute autre plateforme, s’empare du genre et le mette en images (Making a Murderer) avant de le pasticher (American Vandal). Là-dessus aussi, la convergence entre le réalisateur et Netflix n’a rien d’un mariage arrangé. 

 

 

Viendra ensuite Love, Death & Robots, projet mineur, sorte de cour de récré qui montre ce qu’un sale gosse de génie fait quand il n’est pas occupé à son magnum opus. Tout à fait inégal, souvent violent, au format anthologique quelque part entre La Quatrième dimension et Black Mirror, L, D&R est pour le cinéaste la concrétisation d’un projet souvent caressé et jamais concrétisé : un remake du film Métal Hurlant, adapté du magazine français culte homonyme. Composé de 18 épisodes, longs de 6 à 17 minutes, loin d’être tout public, on imagine là encore mal ce projet diffusé autrement que par Netflix, tant il est à rebours de l’uniformisation du contenant et du contenu adopté par les studios hollywoodiens et les grands networks télévisés américains depuis des décennies. Sur le format sériel choisi pour ces historiettes, Tim Miller, coproducteur de L, D&R mis sur orbite après le 1er Deadpool, disait quelque chose de révélateur : « A l’époque, David et moi avions cette discussion : ‘Est-ce que les gens peuvent consommer du contenu de cette façon ?’ Et maintenant, c’est plutôt : ‘Est-ce que les gens peuvent consommer du contenu d’une toute autre façon ?’ C’est drôle de voir à quel point le vent a tourné. »

Le vent a tourné, en effet : si évolution ou révolution Netflix, il y a eu, c’est bien dans le mode de consommation des séries, dans la pratique du binge-watching (visiodévorage en bon français). Une pratique démocratisée grâce au succès de quelques séries-clé, dont HoC bien sûr. Fincher lui-même vantait les bienfaits de ce mode de consommation dans une interview au lancement de la série : « C’est comme ça que beaucoup de gens sont plus à l’aise et préfèrent consommer ce genre d’histoires. […] C’est comme un livre. Vous lisez un chapitre, vous le reposez. Vous allez chercher de la bouffe thaï, vous revenez, vous vous y remettez. […] Le rythme de consommation vous donne une relation que vous avez avec les personnages qui est très différent de la télévision classique. » Mank, lui, semble à l’opposé de tout cela. C’est un vrai film « de cinéma », une histoire avec un début, un milieu et une fin clairement délimités, loin du format épisodique. Pourtant, en bon cinéaste obsédé par la technique, Fincher semble tirer profit du canal de distribution du long-métrage. Drame d’époque situé dans les arcanes troubles du Hollywood des années 30, Mank pourrait commettre le péché (d’ennui) mortel d’être trop didactique, trop explicatif, afin d’expliquer qui sont Orson Welles ou Josef von Sternberg, inconnus au bataillon pour des légions de millenials snapchatistes biberonnés au streaming. Mais aujourd’hui, ce n’est plus nécessaire : rien de plus simple que de faire pause, d’ouvrir un nouvel onglet et de googler les noms en question. Sans doute les cinéastes en tiennent-ils compte dans leur processus créatif.

Festival de Kane 

Pour Fincher, Mank aussi est un projet de cœur : il s’est escrimé longtemps à le faire monter par un studio classique ce scénario signé de son père décédé en 2003. Film-monstre, leçon de cinéma magistrale du premier au dernier plan, Citizen Kane fait aujourd’hui encore l’objet d’une bataille rangée entre ceux qui en attribuent la paternité à l’homme-orchestre Welles et les partisans d’Herman J. Mankiewicz, le personnage-titre.  Mank, le film, se range sur le parti pris par Pauline Kael, l’une des critiques les plus influentes de la fin du XXe siècle, qui avait détaillé par le menu, dans un long article de 1972, pourquoi le seul crédit du scénario devrait être donné à « Mank ». Son essai, très virulent à l’égard de Welles, a été décortiqué et démonté point par point, aux Etats-Unis par Peter Bogdanovich (disciple et ami de Welles) ou en France par Michel Ciment dans les colonnes de Positif. Mais Fincher s’en fout et ne prétend pas arbitrer un débat dont les tenants et aboutissants resteront toujours opaques – d’autant plus que tous ses protagonistes sont aujourd’hui décédés. Que le cinéaste ait opté pour ce point de vue-là semble assez évident : Mank est aussi l’histoire d’une relation père-fils contrariée, entre Mankiewicz, le vieux lion alcoolique rincé par le système hollywoodien et Welles, le jeune loup aux dents longues si déterminé à bouffer le monde qu’il y laissera bien des plumes. Dénué de la moindre nostalgie – il suffit de voir le traitement réservé au personnage de Louis B. Mayer, tyrannique patron de la MGM, pour se rendre compte que Fincher ne fantasme pas le système en place dans le vieil Hollywood – Mank peut se lire ainsi : l’accomplissement d’une pure et dure envie de cinéma, nourrie et portée par les leçons apprises de ses maîtres, qu’il s’agisse d’un père de sang ou des grands cinéastes qui l’ont précédé. David Fincher le sait peut-être mieux que quiconque : pour voir plus loin que tout le monde, rien de tel que de se hisser sur les épaules des géants.
 

Et pour poucer, commenter, réagir à un "blog unique et éblouissant" (citation de Blogger) : Sitcom à la Maison !

 

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