Alias, feuilleton d'élevage

C’était à l’orée des années 2000. J.J. Abrams n’était pas perdu dans l’espace et une industrie télévisuelle pas netflixisée devait encore, pour bon nombre de ses fictions, appliquer les codes du feuilleton, ce genre qui permit l’essor de la presse à grands tirages et vit triompher des auteurs tels que Ponson du Terrail (Rocambole), Eugène Sue (Les Mystères de Paris), Marcel Allain & Pierre Souvestre (Fantômas) ou Alexandre Dumas père (qu’on ne présente plus). La filiation entre roman-feuilleton et télévision, à ce titre, est un sujet étonnamment assez peu disserté. Les pionniers de la télévision, pourtant, n’ont pas inventé grand-chose : ils ont adopté et « mis à jour », comme on ne disait pas alors, les recettes de leurs illustres ancêtres, avec les nouveaux moyens techniques permis par l’époque. Pour la presse comme pour la télévision, l’objectif, double, est le même : faire revenir d'un épisode à l'autre à la fois le chaland et les annonceurs publicitaires.

Diffusé entre 2001 et 2006, Alias fut sans aucun doute l’un des grands feuilletons des années 2000. Au cours de 5 saisons pleines comme un œuf, toutes les huiles bonnes à faire repartir le moteur de l’intrigue seront utilisées : espions-agents doubles, triples ou quadruples, amnésie, hypnose, clonage, ainsi que des « faux morts » par brouettes. Mais Alias n’adopte seulement les tropes du roman-feuilleton. Si elle le fait, c’est en les liant à ceux d’un genre qui n’est, finalement, lui aussi qu’un feuilleton étiré sur plusieurs décennies, au-delà du raisonnable : le soap opera. Là encore, on aurait tort de balayer d’un revers de la main ce genre et sous-estimer son apport à la culture sérielle, tant tout un pan de la télévision en est imprégné (les séries pour ados fabriquées à la chaîne, pour ne pas les citer). Le soap opera a ceci de particulier qu’il réduit à un microcosme (la famille nucléaire, souvent atomique) ses enjeux, là où le roman-feuilleton est souvent tentaculaire – dans Les Mystères de Paris, Sue explore la capitale dans tous ses recoins en même temps qu’il enrichit la langue, qu’il « dévide le jars » (parle l’argot). Un hilarant papier de Titiou Lecoq consacré aux Feux de l’amour résumait bien cette endogamie : « ‘le monde des affaires’ [est] une nébuleuse où il n’existe que deux entreprises qui se partagent le marché américain des cosmétiques et qui se rachètent l’une l’autre depuis des années. » On précisera quant à nous que la ville de Genoa City, siège de l’intrigue des Feux, ne compte qu’un seul avocat (et tant pis pour les conflits d’intérêt), surchargé de travail dans ce monde hermétique qui ne connaît ni la peur du gendarme ni le coronavirus.

 

 

Le monde d’Alias fonctionne lui aussi en vase clos : dans ses 2 premières saisons, la série introduit Sydney Bristow (Jennifer Garner), son père, sa mère, son mentor (qui est aussi le grand méchant de la série), son partenaire de terrain, son amoureux – et c’est à peu près tout. Tout Alias ne tourne qu’autour des relations entre ces personnages, faites de tromperies, de grossesses cachées et de retrouvailles. Volontairement, aucun sous-texte politique ne point à l’horizon ; contrairement à sa contemporaine 24 heures chrono, la série ne s’attache guère au contexte sécuritaire de l’ère post-11-septembre. Et si elle semble parfois absurde, surréaliste, elle l’est seulement au sens premier du terme, « sur-réaliste », c’est-à-dire évoluant dans un univers sans commune mesure avec le nôtre. Et il faut bien admettre qu’on s’y perd parfois un peu. Au cours d’un épisode, on se surprend à se demander : « C’est quel artefact, qu’elle cherche, déjà ? ». (Il s’agit souvent d’un vieux parchemin, d’un bidule ésotérique et même d’une grosse boule rouge aux propriétés occultes (coucou Le Prisonnier !)). Et l’on soupçonne les personnages de s’y perdre aussi. Mais, après tout, comment y échapper ? Comment rester soi-même et ne pas perdre son identité, dissoute qu’elle est entre les retournements de vestes, les missions et contre-missions, les accents improbables et les perruques criardes ?

Comme tant d’autres, la série s’essouffle largement lors de sa dernière saison, avec une mouture partiellement nouvelle qui ne convainc jamais tout à fait. Un moral en berne pas nécessairement dû au départ de J.J. Abrams (parti pour créer Lost, exercice vertigineux et métaphysique qui achèvera de faire péter les coutures du feuilleton télévisé traditionnel) : les scénaristes sont suffisamment roublards pour pallier cela. La série avait fait son temps, tout simplement. Et si sa fin est largement décevante, elle touche du doigt la seule vraie volonté de Sydney Bristow, héritière fougueuse de l’Alice du pays des merveilles et de la Dorothy d’Oz. Un rêve vieux comme Ulysse, vieux comme Homère, le premier feuilletoniste de l’histoire : rentrer chez elle.

Alias, J.J. Abrams, 2001-2006 (5 saisons). Avec : Jennifer Garner, Michael Vartan, Victor Garber, Ron Rifkin, Carl Lumbly.

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