Le monde est un Village (Le Prisonnier, œuvre totémique)

 


Peu de séries télévisées auront à ce point essaimé dans la culture populaire. Peu de séries auront aussi peu – mais ceci n’est sans doute pas sans lien – pris leur audience pour des lapins de six semaines. Un bon exemple de ce qui constituait le plat du jour télévisuel à l’orée des années 60 pourrait être Le Fugitif : un homme seul contre tous, le fuyard éponyme, court après l’assassin de sa femme durant 120 épisodes, avant de retrouver et de confondre celui-ci dans l’ultime chapitre. Pas d’échappatoire à une certaine justice à l’américaine, pas d’alternative, non plus, au récit balisé et aux boucles à boucler alors de rigueur. C’est cet ordonnancement, cette quadrature du cercle, que Le Prisonnier et son fameux numéro 6 (délicieux Patrick McGoohan) viendra joyeusement chambouler. Vu d’aujourd’hui, alors que la bizarrerie télévisuelle est devenue monnaie courante, on peine sans doute à percevoir en quoi cette série fût si révolutionnaire. Sans elle, pourtant, ni Twin Peaks ni la si déroutante conclusion des Soprano n’auraient sans doute pu voir le jour. Car, pour la première fois dans la jeune histoire de la télé, une série s’autorise à ne pas faire sens, à laisser des trous béants dans l’histoire, prêtant le flanc à un vaste nombre de lectures possibles.

L’ennemi public numéro 6

« Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ! » L’affirmation, depuis devenu le slogan officieux de la série, est connu. À l’époque de sa diffusion (de septembre 67 à février 68), elle se fait surtout l’antichambre des revendications contre-culturelles et alternatives qui connaîtront l’essor que l’on sait peu après – comme en témoigne le beau tube flower power des Beatles entendu dans le final. Avec le recul, elle est également compatible avec maintes interprétations. Ce hameau kitsch et faussement rassurant, n’est-ce pas le « village mondial » d’aujourd’hui, avec ses échanges facilités mais aussi – et surtout ! – ses caméras de surveillance ? Les relations atrophiées des habitants de ce lieu, ne sont-ce pas nos propres interactions sociales, « comme les congrès de dentistes, tellement folklorique que c’en est déprimant » comme disait Godard à propos des festivals de cinéma ? Et ce numéro 2, grand mufti du Village qui change d’apparence et d’interprète à chaque épisode, ne serait-ce pas nos dirigeants politiques qui se succèdent depuis plusieurs décennies sans que les choses changent vraiment ? « Meet the new boss, same as the old boss. », comme le chantaient les WhoLe Prisonnier est même ce que l’on serait tenté d’appeler un « test de Rorschach idéologique », tant chacun peut y voir midi à sa porte.

Numéro gagnant

Sans surprise, on retrouve ainsi des traces de la série dans bien des œuvres marquantes de la deuxième moitié du XXe siècle, tous médias confondus – de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires à Doctor Who, du Truman Show à Inception. Sans grande surprise toujours, on en trouve également des reliquats dans deux artéfacts qui firent les beaux jours des exégètes de la « pop philosophie » : Matrix et Lost. La liste est loin d’être exhaustive, et c’est logique, tant, dans Le Prisonnier, infusent certains mythes fondateurs à notre civilisation : le tonneau des Danaïdes, le rocher de Sisyphe, voire la caverne de Platon. Les bonnes fictions sont capables de saisir au vif et embouteiller l’esprit de leur époque ; les grandes fictions sont celles dont la force et l’universalité les rend proprement intemporelles. Le Prisonnier est à n’en pas douter une grande fiction.

Le Prisonnier (The Prisoner), Patrick McGoohan, 1967-1968 (1 saison). Avec : Patrick McGoohan, Angelo Muscat, Peter Swanwick, Denis Shaw, Fenella Fielding.

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