Babatunde Apalowo, cinéaste : "J’aime ces œuvres qu’on peut voir dix fois en ressentant des choses différentes à chaque fois"

 
"Tabou", c'est le mot qui convient pour qualifier l'homosexualité au Nigeria, pays dans lesquelles les relations entre personnes du même sexe sont passibles de quatorze ans de prison -- quand il ne s'agit pas d'une lapidation, telle que la prévoit la charia, adoptée dans de nombreuses provinces.
 
Un tel contexte rend d'autant plus précieux le témoignage de Babatunde Apalowo, qui s'attache dans son premier film All the colours in the world are between black and white à la destinée sentimentale de deux hommes à Lagos. Rencontré lors du festival Chéries-Chéris, il revient sur ce film, depuis sa genèse jusqu'à son couronnement à la dernière Berlinale.
 
Comment est né All the colours in the world are between black and white ? D’où est venue votre inspiration ?

Au départ, je l'ai conçu comme une lettre d’amour à Lagos. Je n’y ai pas grandi : je suis né dans une petite ville dans le sud-ouest du Nigeria, j’ai déménagé à Lagos ensuite. Cette ville m’a bouleversé, j’avais l’impression d’être à New York ; c’est une ville très peuplée, très dynamique. Je voulais donc y tourner l’histoire d’un photographe qui découvre une boîte de photos et arpente la ville dans l’espoir de les recréer pour les montrer à ses parents.

Peu après, j’ai assisté au lynchage d'un ami de l'université, qui a été lynché parce qu’il était homosexuel. Cet événement m’a fait prendre conscience de l’homophobie sans complexe, qui est assez répandue à Lagos. Je ne parvenais plus à oublier cette histoire, elle me suivait partout : dans mes interactions sociales, dans mes conversations… Cela m’a beaucoup affecté, à tel point que je me sentais obligé de la raconter. Par la suite, j’ai décidé de centrer l’histoire sur deux hommes qui tombent amoureux, et aiment leur ville d’une façon différente.

Comme je le disais, je vois Lagos d’un œil extérieur, avec plus de recul que si j’y avais grandi.  Dès le départ, je voulais examiner ces deux entités : la ville d’un côté, et les deux personnages de l’autre. Lagos s’interpose entre ces deux hommes, et leur histoire d’amour tragique. On ne voit jamais leur relation, on ne la voit pas s’épanouir.

Compte tenu de sa thématique, monter le film a-t-il été difficile ?


Je pense qu’un long-métrage comme celui-ci est difficile à produire partout, mais ça l’est d’autant plus au Nigeria. Trouver le financement a été très difficile, car il y avait la possibilité qu'il soit banni. Là-bas, l’homosexualité est passible de 14 ans de prison ; on violait la loi rien qu’en montant ce film ! Le plus difficile a été de trouver des acteurs. On ne peut pas leur en vouloir ; ceux sont eux les visages du film, qui le représentent, ils étaient soucieux de la façon dont cela pourrait affecter leurs carrière. Avec mon producteur, nous avons sans doute rencontré tous les acteurs travaillant à Nollywood. À la fin, qu’ils sachent jouer n’était même plus la priorité, du moment qu’ils disaient oui ! (rires) J’ai modifié l’histoire pour qu’elle convienne davantage aux acteurs qui ont finalement accepté, j’ai notamment vieilli l’un des deux hommes, et donc modifié la dynamique entre les personnages. Si une des deux personnes est plus âgée, cela crée une situation différente.

Vous parliez de bannissement ; le film sortira-t-il au cinéma dans votre pays ?

Il n’est pas certain qu'il sorte dans les salles nigérianes. D’autant que ce n’était pas forcément notre intention : au-delà du sujet, c'est très différent de ceux de Nollywood qui sortent habituellement. Même Eyimofe, qui est selon moi le meilleur film nigérian de tous les temps, a été un échec lors de sa sortie en salles. C’était justement l’une de mes inspirations pour All the colours in the world… mais ce n’est pas le genre d’œuvres que les Nigérians vont voir. D’emblée, je savais qu’il serait sans doute diffusé sur une plateforme de streaming – et pour nous, c’est peut-être le moyen de toucher plus de gens.

Dans la mise en scène, vous privilégiez les plans larges, assez fixes. Un moyen d’accorder autant d’importance à l’environnement qu’aux personnages ?

Effectivement : les paysages racontent l’histoire tout autant que les personnages. Il y a plusieurs strates : le premier plan et l'arrière-plan. Beaucoup de choses se déroulent dans le fond, elles n’arrivent pas par hasard et sont tout à fait intentionnelles. Quand vous voyez les voisins qui se battent, c’est volontaire, pour montrer une image fidèle de Lagos. Le spectateur doit faire certaines déductions de lui-même, je ne cherche pas à attirer l’œil sur un élément précis. Je préfère laisser à chacun la possibilité de voir ce qui se passe à un plan ou un autre. Je crois que ça permet de mieux construire l’intimité et l’histoire.

J’aime ces œuvres qu’on peut voir dix fois en ressentant des choses différentes à chaque fois. Votre expérience d’All the colours of the world are between black and white diffère sans doute de la mienne, vous l'avez interprété différemment. C’est aussi ce que dit le titre : je ne crois pas que le monde soit binaire, noir et blanc. Je préfère toutes les nuances qu’il y a entre les deux. 


Vous avez remporté le Teddy Award à la dernière Berlinale. Quelles sont les réactions au film que vous observez dans les festivals où il est projeté ?

La version que nous avons envoyée à la Berlinale n’était même pas le montage final. Nous avons tourné en 2021 et j'ai fait le montage moi-même – ce que je ne referai jamais. Le long-métrage a donc mis longtemps à prendre forme. Là encore, j’ai été inspiré par Eyimofe, le premier long-métrage nigérian sélectionné à la Berlinale, et à connaître une telle carrière internationale. Je me suis dit, pourquoi pas ? Nous avons donc envoyé une copie de travail, et de savoir que nous étions sélectionnés était une nouvelle incroyable. C’était l’un des plus beaux jours de ma vie, j’aurais probablement pu mourir heureux si ça s’était arrêté là ! Mais, après ça, nous avons été nommés pour trois prix : le Panorama Audience Award, le prix GWFF du meilleur premier film et le Teddy Award, que nous avons remporté.

Depuis sa projection dans des festivals, de nombreux jeunes cinéastes viennent me voir en me disant : « Nous ne savions pas que faire un film comme celui-ci était possible au Nigeria ! » C’est un exemple qui les inspire. J’espère que cela pourra ouvrir un débat plus large sur l’homophobie. Celle-ci vient avant tout de l’ignorance, la plupart des homophobes au Nigeria n’ont même jamais interagi avec des personnes homosexuelles. Ils les prennent pour des esprits maléfiques, des personnes devant être exorcisées… Donc j’espère que le film pourra provoquer cette conversation, pour que chacun puisse se défaire de ses préjugés et que les gens puissent prendre conscience que c’est l’amour qui prime avant tout.

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