Robert De Niro, âge tendre et gueule de bois

Cette semaine voit la sortie de Mon père et moi, comédie ribaude et bien intentionnée comme les Américains savent si bien les exporter. Les yeux les plus distraits, ayant remarqué l'affiche aux teintes blanches et rouge et le titre français, pourront penser qu'il s'agit d'un énième volet de la saga Mon beau-père et moi, lancée au début des années 2000. À tort, quoiqu’on pourrait difficilement en vouloir à ces paires d'yeux, puisque ce film – au même titre que Mon grand-père et moi il y a quelques années* – tient de ce qu'on pourrait nommer la « de nirosploitation », palanquée de navetons portés par l'ex-Travis Bickle qui sont autant de clous dans le cercueil d'une deuxième moitié de carrière déjà bien abîmée.



À fond les ballons

Deuxième moitié en effet, difficilement comparable ou réconciliable avec la première, que l'on peut circonscrire de Mean Streets, en 1976, au doublé Heat-Casino en 1995. C'est bien cette première collaboration avec Scorsese qui lança sa carrière après quelques longs-métrages signés de vieux lions en bout de course (Marcel Carné) ou de jeunes loups aux dents longues, principalement Brian De Palma, avec qui De Niro tournera une trilogie informelle fortement marquée par le contexte sociétal de l'époque, à l'heure où le conflit vietnamien s'embourbe. Détail qui n'en est pas un : c'est De Palma qui sera à l'origine de la rencontre entre l'acteur et le cinéaste, qui formeront le duo fusionnel que l'on connaît.

De fait, pas grand-chose – en tout cas de neuf – à (re)dire des années fastes. Le Parrain II, Taxi Driver, Voyage au bout de l'enfer, Raging Bull, La Valse des pantins, Brazil, Il était une fois en Amérique, Les Affranchis : tous ont gagné, à très juste titre, un siège bien placé au Panthéon du cinéma américain – voire européen pour 1900. Qu'il s'agisse de ses plus grands rôles, du gémellaire partenariat scorsesien ou de son amicale rivalité avec Al Pacino, la carrière du grand Bob a donné lieu à une abondante littérature. Si l'on mentionne les œuvres précitées sans s'y attarder plus, ce n'est pas par manque d'intérêt – plutôt, à l'inverse, pour éviter d'enfoncer des portes ouvertes. Bien sûr, pendant cette période-là, l'acteur n'enquille pas que des chefs-d’œuvre. Qui, par exemple, se souvient de Falling in Love, bluette dans lequel il convole avec Meryl Streep ? Qui pourrait arguer que l'oublié Sanglantes confessions serait autre chose qu'un thriller routinier sans l'interprétation de ces deux grands interprètes que sont De Niro et Robert Duvall ? Et que dire de Frankenstein, relecture du mythe littéraire qui échoue là où le Dracula de Coppola avait réussi ? Pourtant, à l'époque, Bob joue beaucoup et gagne souvent, même là où on ne l'attend pas. Dans Angel Heart, il est une incarnation du diable grandiloquente qui annonce celui de Pacino (qui n'est donc jamais bien loin) dans L'associé du diable. Dans Midnight Run, buddy movie exemplaire de Martin Brest, roi de la comédie policière (Le Flic de Beverly Hills), son association avec le pleutre Charles Grodin fait des étincelles. Dans Mad Dog and Glory, il étonne en flic couard voulant sauver des griffes Uma Thurman d'un parrain interprété par le matois Bill Murray.



Les années grasses sont révolues

Cette période particulièrement féconde connaîtra sa fin avec, on l'a dit, Heat et Casino. Deux films qui marquent la fin d'une ère, les derniers pages d'un chapitre. Dans Heat, le jeu du chat et de la souris n'amuse plus, ni les flics neurasthéniques ni les voyous épuisés, sur qui le temps qui passe pèse lourd. La chair est triste, hélas... Constat proche dans Casino, où les mercantis de Las Vegas finissent dépassés et mutilés par une époque qu'ils ne comprennent plus. À un autre niveau diégétique sonne le même glas : après avoir mis en scène leur rivalité depuis deux décennies, Al et Bob apparaissent face à face à l'écran. Quant à Casino, il met fin à un cycle scorsesien des mafieux italo-américains – que « Marty » viendra clore avec l'élégiaque The Irishman. (On reviendra nous aussi à The Irishman).

Et ensuite ? Plus grand-chose à se mettre sous la dent, peu de viande autour de l'os. Morne plaine. Comme si, après avoir passé tant de temps au sommet, l'acteur manquait d'air et redescendait faire la sieste. La fin de la décennie 90 se fait déjà en demi-teinte : il excelle dans Des hommes d'influence et, en second rôle prestigieux, dans Jackie Brown ou Copland. Mais que vient-il faire dans les difficilement défendables Le Fan et Personne n'est parfait(e) ? Déjà, la persona deniroesque est réduite par les réalisateurs les moins talentueux (ou les moins scrupuleux) à quelques archétypes : le regard sévère, les mimiques à outrance (comme s'il imitait José Garcia l'imitant lui), les reliquats de gros dur, tendance conservateur.

Les années 2000 ne feront qu'aggraver la tendance. C'est bien simple : même avec la généreuse indulgence qui nous caractérise, on cherche encore quoi sortir du lot et réhabiliter. Les Aventures de Rocky et Bullwinkle ? L'adaptation indigne d'un cartoon 60s, où il plastronne dans un rôle qui aurait mieux échu à Jim Carrey. 15 minutes ? Un polar relativement honorable, en tout cas selon les normes d'un téléfilm dominical sur TF1. The Score ? Un film de braquage banalissime où le réalisateur Frank Oz réussi l'exploit de gâcher trois des meilleurs acteurs de leurs générations respectives : De Niro donc, mais aussi Marlon Brando et Edward Norton. La Loi et l'Ordre, où Bob et Al à nouveau réunis jouent les flics sous Viagra ? Un canular, tout au mieux. Finalement, c'est quand il joue les pirates queer (Stardust de l'iconoclaste Matthew Vaughn) ou... un producteur de cinéma dépité par l'industrie (Panique à Hollywood) qu'il est le plus éveillé. Dans Mon beau-père et moi, rigolote relecture apolitique de Devine qui vient dîner, il fait merveille en clown blanc grognon face à Ben Stiller ; mais qu'en restait-il dans deux suites exsangues ? Presque rien.


Autoparodie

Plus frappante encore, c'est cette tendance qu'a l'acteur de rejouer, sur un mode tantôt parodique, tantôt mélancolique, ses rôles les plus fameux : gangster (Mafia Blues et sa suite, Malavita), chauffeur de taxi (Monsieur Flynn), boxeur (Match retourou comédien de stand-up (The Comedian). Tout ça ne vous rappelle rien ? Parfois, ses rôles iconiques servent même davantage le propos intertextuel, comme dans le crapuleux Joker, où le Johnny Carson grimaçant qu'il incarne renvoie directement à La Valse des pantins. Reste qu'on le préfère encore là-dedans que dans les films d'action bas du front dans lequel on s'étonne (et lui aussi ?) de le retrouver.  Qu'il donne la réplique à Statham (Killer Elite), à Travolta (Face-à-face) ou au pire acteur du monde, Curtis « 50 Cent » Jackson (Unités d'élite), on n'y croit pas une seule seconde. Et pour cause : quand Stallone, Schwarzenegger et consorts pondent des médiocres Expendables à tire-larigot, cela sonne (vaguement) comme un chant du cygne, un adieu aux années vidéoclub. Pour De Niro, qui n'a jamais été une star de blockbuster mais au contraire l'un des acteurs les plus aventureux de sa génération, c'est juste désolant. Finalement, c'est sans doute chez David O. Russell, fils spirituel de Scorsese, qu’il a trouvé certains de ses plus beaux rôles récents ; dans Happiness Therapy, où il brille en père très compréhensif du schizo Bradley Cooper, ou plus récemment dans le mésestimé Amsterdam, énorme flop au box-office qui est aussi une œuvre de grand romantique.

On serait évidemment d'une inquantifiable mauvaise foi si l'on ne s'attardait pas sur The Irishman, son vrai grand rôle des dernières années, où l'on retrouve le Bob qu'on croyait avoir égaré pour de bon : sobre, habité. Grand, tout simplement. Pour concrétiser ce projet de cœur, caressé de longue date, Scorsese n'a pas mégoté : longueur fleuve, ampleur de Grand roman américain, retrouvailles avec ses frangins de cinéma (De Niro, Pesci, Keitel) et d'un acteur culte avec qui il n'avait étonnamment jamais tourné (Pacino évidemment, la boucle est bouclée). On a beaucoup glosé, à la sortie de The Irishman, sur les moyens employés pour rajeunir numériquement les acteurs. Le rendu visuel final – en particulier pour Robert De Niro – est pour le moins déroutant, parfois proche d'une cinématique de jeu vidéo, quoique pas uniquement pour des raisons purement techniques. Du tremblant Travis Bickle à l'incontrôlable Al Capone des Incorruptibles en passant par le gracile taureau Jake La Motta, ses plus grandes performances sont en effet celles de personnages fiévreux, que De Niro a souvent investis avec une énergie de chien fou. Pas étonnant, de fait, que, dans les séquences numérisées de The Irishman, il paraisse plus assagi, plus terne voire parfois fantomatique, comme une présence vaporeuse. En comparaison, la même démarche dans Gemini Man ou Logan, qui voyaient respectivement Will Smith et Hugh Jackman affronter des versions rajeunies d'eux-mêmes, y était proprement vertigineuse ; que Will Smith ait peu ou prou la même palette de jeu que du temps du Prince de Bel-Air y est sans doute pour beaucoup...


Vingt ans décarrent

Il est parfois difficile de comprendre ce qui pousse certains grands acteurs (Johnny Depp, Sean Penn, Liam Neeson ou Nicolas Cage) à persister et signer dans des choix de carrière pour le moins douteux. D’autant que l’un des arguments parfois invoqués (« Il a des impôts à payer ») ne tient pas toujours la route ; il y a bien longtemps que De Niro n'a plus grand-chose à craindre côté compte en banque... On oblitère une partie de la question si l’on oublie que, pour ces acteurs, tourner est précisément leur métier. Leur gagne-pain, certes, mais aussi leur artisanat et leur passion. On pourrait dire, pour paraphraser Galilée, qu’ils enchaînent les nanars, « et pourtant, ils tournent ! » Dans l’über-métafictionnel Un talent en or massif, Nicolas Cage, justement, converse avec une version rajeunie de lui-même (décidément) et tient à peu près ce langage : « Il n’y a qu’aux acteurs qu’on demande de moins travailler, d'être plus sélectif, de se soucier de leur image… » Il a absolument raison : on n’aurait pas l’idée de suggérer à un boucher-charcutier de vendre moins de rillettes pour ménager sa réputation auprès de sa clientèle ou ses confrères. Personnages publics, les interprètes de cinéma doivent eux assumer au grand jour leurs consécrations mais également leurs échecs cinglants. Et le cinéma est un art qui se lasse vite des rejetons de génie qu’il a enfantés ; au point, parfois, que « les stars durent dix ans » pour reprendre le titre du livre du critique Adrien Cerf consacré à Brando. Que De Niro ait eu durant deux décennies une carrière pavée de grands films est donc déjà un tour de force. À tel point que, devant les brouettes d'œuvres médiocres, on est souvent tentés de dire, comme chez Charlie, que « tout est pardonné ».

*Le légendaire manque d'imagination des distributeurs français est évidemment pour beaucoup dans cette impression. Précisons tout de même que les titres originaux, About my father et The War with Grandpa, surfent à peine moins sur la vague. 

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