Bertrand Mandico, cinéaste : "Démonter ces mécaniques qui roulent toutes seules et que personne ne questionne"

Quels ont été les prémices du film ? 

À l’origine, j’avais pour idée de réaliser un film sur la barbarie, et de raconter l’histoire d’un personnage à plusieurs âges, à travers plusieurs époques. Conan est ensuite venu par association d’idées : qui dit barbare, dit Conan. Pour moi, c’était le socle idéal car je voulais ancrer le début du récit dans l’époque antique ; la période cimmérienne de Conan s’avérait parfaite.  

Je souhaitais aussi prendre le contrepied du virilisme des films avec Arnold Schwarzenegger, et j’ai par la suite découvert que Conann (avec deux « n ») était une figure issue de la mythologie celte, irlandaise précisément : un personnage de conquérant, entouré de Fomoires, des demi-dieux à tête de chien. Or, j’avais déjà des idées avec des démons à tête de chiens ; la coïncidence m’a amusé. De là, j’ai avancé pour en faire une histoire à part, s’affranchissant de ces références.  

Le film est structuré en différentes époques qui peuvent évoquer autant de cercles de l’Enfer, tels qu’on les retrouve dans La Divine Comédie de Dante. Était-ce une influence pour vous ?

Tout à fait : les cercles infernaux, la damnation, étaient vraiment le point de départ du film. Au départ, j’avais même pensé faire une libre adaptation – plus explicite encore que Conann – de La Divine Comédie. Je m’en suis éloigné, mais on en retrouve des traces, notamment esthétiques : les illustrations de Gustave Doré pour le livre de Dante étaient pour moi une référence.

Mon autre influence principale était Lola Montès de Max Ophüls. Cette histoire d’une courtisane qui devient une créature de cirque, avec un Monsieur Loyal amoureux d’elle, reprend justement la structure de La Divine Comédie : le cirque remplace l’Enfer. On retrouve dans Conann cet éclatement des récits – à ceci près que, chez Ophüls, c’est Martine Carol qui interprète tous les rôles – et les personnages de Monsieur Loyal et de Rainer, qui ont la même dimension.

La damnation, selon moi, c’est ce cercle sans fin où l’on est condamné à se remémorer les méfaits que l’on a commis, où l’on n’arrive pas à oublier et exorciser ses vies précédentes. Lorsque Conann retrouve l’espoir, c’est lorsqu’elle oublie tout ce qu’elle a commis d’épouvantable : perdre la mémoire, c’est aussi une façon d’être en paix avec soi-même. Cela m’intéressait par ailleurs d’aborder ce ressort de la dramaturgie qui n’est presque jamais remis en question au cinéma : la vengeance.

 


Pour vous, c’est donc la vengeance qui engendre la barbarie ?

Pour moi, c’est la soif de pouvoir qui engendre la barbarie, parfois par le biais de la vengeance. C’est un ressort avec lequel jouent beaucoup de cinéastes sans trop se poser de questions. J’ai vu il y a peu The Killer, le dernier film de David Fincher, j’ai eu du mal à comprendre pourquoi le personnage se venge à ce point-là, alors que c’est un tueur à gages au départ… Ça m’a paru assez fou, qu’on accepte cette histoire d’un assassin épouvantable, qu’on nous présente par ailleurs comme un mec cool et smart !  Il s’agit d’un exemple parmi d’autres : c’est un motif qu’on retrouve aussi chez Quentin Tarantino, notamment dans Kill Bill, avec ce personnage martyrisé qui va se venger. Tous ces dispositifs sont jubilatoires pour le spectateur mais posent également question. J’aime bien démonter ces mécaniques qui roulent toutes seules et que personne ne questionne.

Les différentes époques de Conann peuvent également être vus comme autant de tableaux. Aviez-vous des peintres comme références ? On pense notamment à Jérôme Bosch…

Il s’agissait surtout des symbolistes : Gustave Moreau, William Blake, Doré comme je le disais. J’adore Bosch mais il me paraissait presque trop évident. Moreau était celui que j’avais le plus en tête : sa peinture a un rapport au cinéma que je trouve passionnant. C’est comme s'il annonçait déjà le cinéma…

D’emblée, vous avez écrit le rôle de Conann en sachant qu’il serait interprété par plusieurs actrices ?

C’était un choix politique au sens artistique du terme : offrir à des actrices de différents des rôles atypiques, qui ne soient pas stéréotypés. J’ai beaucoup de mal avec cette pratique courante des films hollywoodiens actuels de vieillir ou rajeunir à outrance une actrice à grands renforts d’effets spéciaux. Au contraire, je trouvais ça formidable d’avoir plusieurs actrices incarnant le même personnage. C’est quelque chose que j’avais beaucoup aimé dans I’m Not There de Todd Haynes, avec ce parti pris très fort de faire interpréter Bob Dylan à plusieurs interprètes.

Pour ma part, j’ai caractérisé Conann d’une façon différente à chaque âge : à 25 ans elle doute, à 35 sa volonté est plus forte, à 50 ans elle semble – faussement – assagie… Pour moi, cela servait cette idée de raconter une histoire, très subjective, de la barbarie.
 

Vous citiez I’m Not There ; on retrouve dans celui-ci comme dans Conann l’idée d’un personnage iconique, presque métaphorique, trop imposant pour n’être interprété que par une personne…

Je trouvais ça passionnant de pouvoir dire : « Celle-ci est Conann, mais celle-là aussi… ». De montrer cet aspect kaléidoscopique. C’est quelque chose qu’on retrouve également dans les comic books, où des super-héros peuvent être dessinés par divers dessinateurs à différents âges. Ils mutent. C’est drôle car, pendant que j’écrivais Conann, je lisais également une BD d’Alan Moore, Promethea, dans laquelle il se rapproche de cette idée avec une héroïne qui a plusieurs vies, plusieurs incarnations, plusieurs alter egos.

Dès lors, comment s’est effectué votre travail avec les actrices ?

Nous avons travaillé de façon totalement éclatée : elles avaient toutes connaissance du texte, mais j’ai développé chaque facette du personnage séparément. L’incarnation concrète était également capitale : le maquillage, le costume aident à mieux appréhender le personnage.

Lorsque j’écris, j’essaye de ne penser à personne en particulier. D’ailleurs, les personnages ne sont pas genrés : je peux ensuite les distribuer à des hommes, des femmes, des personnes non genrées… L’idée est aussi de convoquer des actrices avec qui j’ai déjà travaillées, de maintenir cet esprit de troupe théâtrale. J’aime l’idée de ne pas leur proposer deux fois le même rôle.



Vous avez tourné au Luxembourg, dans une usine désaffectée. Comment s’est déroulé le tournage ?

À l’origine, ce projet incluait aussi un volet théâtral : j’ai été invité au Théâtre des Amandiers de Nanterre et je comptais mettre en scène mes recherches autour de Conann. Faire une sorte d’En attendant Conann, où un metteur en scène tente de donner vie à une pièce sur Conann. Un dispositif assez fellinien, dans l’esprit de Huit et demi. Ce spectacle n’a pas eu lieu pour raison de Covid, mais je l’ai néanmoins capté, et cela fera l’objet d’un prochain film.  

Concernant le tournage au Luxembourg, j’avais bien pris connaissance des lieux et j’ai donc pu y greffer nos décors. Normalement, avec un budget comme le nôtre, on se résout à faire des films en appartement ; là, je souhaitais faire une épopée. La contrepartie a donc été de tourner rapidement, en cinq semaines. J’ai pris le parti de choix de mises en scène assez radicaux : j’ai beaucoup filmé à la grue, comme Max Ophüls justement, ce que j’avais peu fait avant. Il n’y a pas eu de « gras » sur le tournage : tous les plans que j’ai mis en boîte sont dans le film.

Vous avez fait le choix d’un noir et blanc assez vaporeux, assez éthéré. Là encore, un hommage au cinéma classique ?

Le noir et blanc est intemporel : il n’est ni ancien ni moderne. Il avait aussi l’avantage d’unifier les endroits et époques disparates que j’avais en tête. Sans compter que, économiquement, c’est bien plus intéressant, car on travaille les contrastes, les valeurs de gris. On oublie la couleur et tous les potentiels problèmes de colorimétrie. Je souhaitais toutefois conserver certaines scènes en couleur…

Pour les charger d’une plus forte symbolique ?

Précisément : les scènes en couleur sont celles qui se déroulent en Enfer. Je voulais utiliser des couleurs allant à l’encontre de l’imagerie de l’Enfer habituelle : des rouges et des noirs assez marqués. Pour moi, l’Enfer, c’est l’Ehpad, la « fausse mort » ! Je suis donc parti sur des teintes très douces : abricot, saumon… Il y avait aussi les éclats de couleurs – bien plus racoleuses pour le coup – qui sont là pour ponctuer l’action, pour jaillir au visage du public.

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