Dumb Money, des clics et des krachs

 


Voilà le genre de tranches de vie qui ne semble avoir eu lieu que pour être adaptée au cinéma : en janvier 2021, le cours de l’action de GameStop, enseigne vidéoludique, s’envolait irrésistiblement après que des milliers de petits porteurs, rancardés par un bon tuyau du forum Reddit, en ont acheté des parts – occasionnant au passage des pertes catastrophiques pour les fonds d’investissement et la catatonie des plateformes d’achat-vente… Revanche des « sans-dents » sur les gens d’en haut, communauté réinventée en forme d’auberge espagnole, improbable héros destiné à émerger et fédérer en temps de crise : bien des marottes d’un certain cinéma américain sont convoquées dans cette évocation de l’une des plus grosses controverses de l’histoire récente de Wall Street.

Pour en faire quoi ? Même après avoir vu le film, on se le demande un peu : pourquoi, en effet, avoir consacré un film de cinéma à ce qui aurait aisément tenu dans un sketch du Saturday Night Live ? Pourquoi avoir convoqué tant de beau linge (Paul Dano, Seth Rogen, Vincent d’Onofrio, ici tous adeptes du strict minimum) à un objet aussi plan-plan ? Pour donner à cette anecdote déjà oubliée la valeur d’un « plus jamais ça », d’une évangélisation sur les dérives d’un capitalisme supposé se régir de lui-même ? Même pas : Dumb Money s’embarrasse assez peu de didactisme ; si vous ignorez ce qu’est un short squeeze, en quoi consiste la vente à découvert ou comment fonctionne – réellement – un fonds de pension, pas sûr que vous soyez plus avancé au générique de fin. Jadis, The Big Short – auquel on pense forcément beaucoup – avait trouvé la parade en faisant expliquer par le chef cuistot Anthony Bourdain ou Margot Robbie (et son bain de bulles) les ressorts de la finance – poursuivant l’entreprise de vulgarisation et de désacralisation de l’économie entamée par des ouvrages comme Freakonomics de Stephen J. Dubner et Steven Levitt.

Pourtant, si en des termes purement cinématographiques, Dumb Money ne vaut presque pas un kopeck, il est ce que l’on serait tenté d’appeler un film de son temps, tant il porte en lui plusieurs tendances ancrées dans un certain cinéma contemporain.

 

Tout d’abord, Dumb Money confirme l’attrait de plus en plus fort du cinéma américain pour les histoires (vraies) en lien avec le monde de l’économie et de l’industrie. Le Loup de Wall Street ou The Big Short, donc, mais également les séries SuperPumped (consacrée à la naissance d’Uber et de Facebook), WeCrashed (centré sur la gestion catastrophique de l’entreprise WeWork) ou The Dropout (à propos d’Elizabeth Holmes, escroc rapidement devenue nouvelle coqueluche de la Silicon Valley) : tous se sont intéressés aux destinées de capitaines d’industrie et de gourous de la finance. Certes, les histoires, vraies ou pas, de « grandeur et décadence » ont toujours intéressé le cinéma. Certes, le biopic est un genre presque aussi vieux que l’industrie hollywoodienne elle-même. Mais les capitaines d’industrie n’ont pas toujours intéressé le cinéma à ce point ; à ce titre, on peut même s’étonner que les vies de tycoons américains tels qu’Henry Ford ou Andrew Carnegie n’aient pas été davantage filmées. À l’inverse, lorsqu’aujourd’hui des livres sont publiés sur Elon Musk ou Sam Bankman-Fried, plus personne ne s’étonne d’apprendre qu’ils seront adaptés sur le grand ou le petit écran.

La deuxième tendance de fond dans laquelle s’enracine Dumb Money tient, elle, davantage à la forme, à cette narration éclatée que le film privilégie. Là encore, cette notion d’un cinéma choral ne date pas d'hier matin : Short Cuts de Robert Altman, Babel d’Iñárritu ou les longues fresques de Claude Lelouch étaient tissées de ces fils de « hasard et coïncidences », peuplé de personnages aux destins croisés. En 2023, justement, ce hasard n’existe plus : si les personnages, répartis aux quatre coins de l’Amérique et d’extractions diverses, sont réunis, c’est uniquement par le biais de la technologie, de ces liens réinventés par Internet. On pouvait déjà trouver des traces de qu'on qualifierait volontiers de « narration Zoom » dans des œuvres telles que McMafia ou Sicario : La Guerre des Cartels – œuvres dont le fil rouge commun est la mondialisation de l’économie ou des activités criminelles.

Dans Dumb Money, cette narration a toutefois une visée plus politique, et met plutôt en scène l’émergence d’une potentielle cyber-Internationale et d’un lumpenprolétariat 3.0. D’usagers d’Internet utilisant les technologies pour créer et renforcer du lien et ainsi mieux s'émanciper, plutôt que de s’adonner au cyberharcèlement, au doxing et au revenge porn. Youtubeurs de tous les pays, unissez-vous ?

Dumb Money, Craig Gillespie, 2023. Avec : Paul Dano, Seth Rogen, Pete Davidson, America Ferrera, Sebastian Stan.

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