Mort de Tom Smothers, american rigolo

 


La semaine dernière s’est éteint, en catimini, l’un des pionniers de l’humour américain moderne. Tom Smothers – c’est son nom – n’était pas une star et plus l’idole des jeunes qu’il avait un jour été. À part quelques passionnés de l’histoire de la télévision (on doit bien avouer en faire partie), plus grand monde ne connaît son nom, même dans sa patrie. Pourtant, c’est l’émission qu’il a animé avec son frère à la fin des années 1960, The Smothers Brothers Comedy Hour (titre à répéter dix fois très vite !) qui fit entrer de plain-pied la satire politique à la télévision américaine.

Folk music

Les frères Smothers, Thomas et Richard (Tom et Dick pour les intimes), se rêvaient chanteurs de folk. Hélas, ils n’étaient pas assez bons musiciens pour espérer percer ; ils seront donc comiques. D’abord de music-hall et lors de quelques passages dans les émissions de late night, avant que la chaîne CBS leur confie leur propre sitcom fantastique, The Smothers Brothers Show – cocréée par Aaron Spelling, futur géniteur de Drôles de Dames, La croisière s’amuse et Beverly Hills. Mais c’est un flop : les téléspectateurs sont aux abonnés absents et Tom sent que la série ne capitalise pas sur leur grain de folie unique, d’autant qu’ils n’ont aucun contrôle réel sur ce qu’on leur laisse faire à l’écran.

La gloire viendra donc avec la Comedy Hour qui porte leur nom. Au départ, les vents sont contraires : l’émission est programmée face à l’insubmersible western Bonanza, qui caracole en tête des audiences depuis presque une décennie. Mais le show parvient vite à attirer les 15-25 ans, que les cowboys endorment. Avec leurs bouilles de gentils garçons, leurs chandails rouges et leurs running gags bon enfant (« Maman t’a toujours préféré à moi ! ») les frères Smothers avancent masqués ; ces fils à maman seront en effet l’un des premiers à introduire la contre-culture bouillonnante à la télévision américaine, conservatrice par essence.

 

 

On connaît cette vieille antienne : c’était quand, la dernière fois que tu as fait quelque chose pour la première fois ? Pour la télévision américaine, ce sera justement ça, la première fois : mélanger ainsi la musique et les sketches décalés ou satiriques, souvent ancrés dans l’actualité, n’a jamais été fait avant. Et, pour mener à bien leur entreprise de gaudriole, les frangins savent s’entourer : comme scénaristes, ils recrutent Rob Reiner (futur réalisateur de Princess Bride et Quand Harry rencontre Sally), Bob Einstein (qui deviendra bien plus tard l’un des piliers de la série Curb Your Enthusiasm) et surtout le grand Steve Martin, que l’on ne présente plus, alors obscur comique de stand-up aux étranges facéties. À l’écran, pas mal de comiques débutants, et le caustique Pat Paulsen, sorte de Coluche local, qui se présentera pour de vrai à plusieurs élections présidentielles.

Ping-pong

La liste des artistes musicaux reçus dans l’émission fait elle aussi baver : les Temptations, Jefferson Airplane, Joan Baez, Harry Belafonte, Buffalo Springfield… Pour découvrir les nouveaux groupes dans le vent, Tom et Dick épluchent les hit-parades. Ils parviendront même à faire venir Pete Seeger, chanteur folk encarté à gauche de la gauche et blacklisté de la télévision US pendant des décennies. Apothéose de radicalité musicale auquel les téléspectateurs américains n’avaient jamais eu droit : le passage des Who, qui se terminera littéralement par une explosion. Par mégarde, la détonation fut plus grosse que prévue – l’audition de Pete Townshend ne s’en remettra jamais totalement…

Autre pilier de l’émission, là encore totalement inédit : la satire de l’actualité. Tout y passe : les présidents Lyndon B. Johnson puis Richard Nixon, caricaturé en escroc, le bourbier vietnamien, les religions… En salle d'écriture, une seule consigne : tout se permettre, ne surtout pas s'autocensurer ni se dégonfler. Rien n'est tabou, tout est permis. De quoi froisser, forcément, quelques bonnes âmes : les groupements calotins font savoir leur mécontentement et les courriers d’insultes arrivent par sacs entiers. Accomplissement qui en vaut un autre, le duo finira même sur la fameuse liste d’ennemis de Nixon. On a les inimitiés qu’on mérite.

 

Tous ces griefs filent donc nécessairement des sueurs, chaudes ou froides, aux censeurs (ou standards and practices comme on dit dans le jargon) de la fort conservatrice chaîne CBS. C’est Tom qui, la plupart du temps, va au bras de fer avec ces hommes aux ciseaux pour les convaincre de garder tel ou tel sketch. Quand il ne s’agit pas de ping-pong : une fois, véridique, il a affronté – et battu – l’un des censeurs dans une partie de tennis de table pour garder une vanne. Le bonhomme n’a jamais vraiment gardé rancune : « Certains d’entre eux étaient sympas. Ils vivaient quelque chose qu’ils n’avaient jamais vécu. C’était une mentalité héritée des années 50. On ne pouvait pas dire « enceinte » ou « éducation sexuelle ». C’était difficile pour eux quand on abordait la guerre au Vietnam, les listes électorales ou les relations ethniques. Ils ne savaient pas comment gérer la situation. »

Au piolet

Reste que, à cause des pressions politiques externes ou des cheveux arrachés en interne, CBS décide finalement de siffler la fin de la récré après trois ans et 71 épisodes de joyeux bazar. Après cela, la carrière des frères ne décollera jamais vraiment. Tom tente bien de se lancer dans le cinoche dans Get To Know Your Rabbit, où un Brian De Palma débutant le dirige aux côtés d’Orson Welles (rien que ça !) mais le film restera dans les tiroirs de la Warner plusieurs années avant de sortir en salles. Tom lui-même désavoue le résultat. Pire encore, le comique cache de moins en moins son amertume, née de l’annulation de l’émission : « J'ai perdu toute perspective, tout sens de l'humour. Je suis devenu un porte-étendard du Premier amendement, de la liberté d'expression, et j'ai commencé à y croire vraiment. Au bout de trois ans, je prenais absolument tout au sérieux… Aujourd’hui, je suis toujours politiquement actif, je suis toujours en colère, mais je sais prendre de la distance. »

Les frères Smothers furent de ces pionniers ayant ouvert la voie à plusieurs générations de comiques à la télévision américaine ; dès 1975, le Saturday Night Live, qui termine au marteau-piqueur ce que les frangins avaient commencé au piolet, triomphera. Pas bégueules, ils y feront même une apparition au début des années 80, dans une parodie du Tonight Show de Johnny Carson où ils tentent, une fois encore, de savoir qui « maman aime le plus »… Aujourd’hui, la satire politique qui tape dur, telle qu’elle est pratiquée par Jon Stewart, Stephen Colbert, Trevor Noah ou John Oliver est elle aussi redevable à ce qu’ont accompli les frères. Un génie, Tom Smothers ? Peut-être, au moins au sens où l’entendait Schopenhauer : « Le talent atteint la cible que personne d’autre n’atteint ; le génie atteint la cible que personne d’autre ne voit. » 

Et pour poucer, commenter, réagir à un chouette blog : Sitcom à la Maison !

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