She Hate Me : Ventre sur place ou à emporter
La méthode Spike Lee change peu avec les années. Dans son dernier film (pas encore sorti en France à l’heure où l’on écrit ces lignes), Da Sweet Blood of Jesus, le cinéaste continue, cette fois par le biais du film de vampire, d’ausculter les maux des États-Unis, et plus particulièrement des Noirs américains. En 2004 sortait donc She Hate Me, nouvel avatar de la (longue) série des Spike Lee Joints. Dans ce dernier, Lee s’attaque frontalement à l’industrie pharmaceutique et à ses pratiques douteuses ainsi qu’à la marchandisation globalisée des corps humains. Mais pas seulement.
Car avec Lee, tout le monde ou presque en prend pour son grade : les grandes corporations US, la justice à deux vitesses, les rappeurs noirs, les gangsters italiens, et plus généralement le personnel politique américain post-Watergate… Bien sûr, même étiré sur 2 h 15 de métrage, tout cela finit par faire beaucoup – car, oui, à l’image du personnage d’Edward Norton dans sa 25ème Heure, Lee semble en colère contre vraiment beaucoup de gens. On lui a d’ailleurs beaucoup fait ce reproche, l'accusant d’une part d’un certain prosélytisme supposément aveugle envers la cause noire, et d’autre part d’un moralisme un poil manichéen. She Hate Me ne fit pas exception à la règle, bien au contraire même. De fait, Lee est et reste un cinéaste moraliste, tout du moins moral. Une position qui lui vaut de nombreuses prises de bec avec pas mal de ses confrères réalisateurs, en premier lieu desquels Quentin Tarantino. Cet « affrontement », finalement, est parfaitement logique, quand on voit le peu de respect avec lequel Tarantino traite l’histoire américaine (et notamment noire américaine), toutes qualités de son cinéma mises à part – voir Django Unchained pour s’en convaincre.
Si la subtilité n’est pas ce qui caractérise le cinéma de Lee, lequel peut gentiment s’avérer pontifiant, qui pourrait lui donner tort d’agir ainsi, c'est-à-dire de vouloir partir en guerre contre la médiocrité ambiante et l’indigence qui caractérise son époque ? Par ailleurs, et bien que le débat soit ici légèrement différent, quel autre cinéaste actuel peut se vanter de raconter aussi bien ce qu’être noir aux États-Unis signifie réellement ? Ce serait donc à Steve McQueen et les gros sabots de son Twelve Years a Slave ou bien à Lee Daniels et son Majordome de reprendre le flambeau ?
Mais il y a plus que ça dans She Hate Me. Le film contient une
matière suffisamment solide pour balayer une bonne fois pour toutes le procès
(d’intention, à bien y réfléchir) que l’on fait peser sur Lee. Mettant en scène
l’histoire d’un cadre licencié de son poste dans l’industrie pharmaceutique et
obligé de mettre enceinte des lesbiennes à tour de bras pour subsister, le film
se regarde surtout comme une chronique familiale inédite et un portrait en
demi-teinte de son héros. En effet, Spike Lee élargit suffisamment le scope de
son récit pour mettre en lumière ses personnages, leurs doutes, leurs défauts,
ainsi que les ramifications qui les unissent. In fine, et pour un peu qu’on y porte suffisamment d’attention, le
film vient contredire pas mal des griefs communément adressés à l’encontre de
son auteur. Si Spike Lee est un cinéaste moraliste, il propose dans le dernier
acte une option bienvenue en faveur de la survivance de la cellule familiale – bien
plus progressiste que moralisatrice. S’il est un homme en colère, il achève son
histoire sur une note d’optimisme ni béat ni feint. Chez Lee, les moments d’espoir
ne durent pas ; raison de plus de saisir celui-ci.
She Hate Me, Spike Lee, 2004. Avec : Anthony Mackie, Kerry Washington, Dania Ramirez, Ellen Barkin, Woody Harrelson.