
Osons les phrases-chocs : Stones Throw Records est probablement
le meilleur label de hip-hop aujourd’hui en activité. Cette relative
supériorité sur ses concurrents plus ou moins directs (Roc-a-Fella, Bad Boy
Records, Aftermath Entertainment, tous propriétés de rappeurs de renom et donc
beaucoup plus médiatisés), Stones Throw la doit à sa totale indépendance :
contrairement à ses confrères, elle n’est pas abritée pas une grosse maison de
disques (une major) et n’a même pas
conclu de joint venture ou de contrat
de distribution avec l’une d’entre elles, comme c’est généralement le cas dans
l’industrie – ici, tout est « fait maison ». Cette indépendance est
élément constitutif-clé dans l’identité du label, de son ADN, puisqu’elle permet
à des artistes plus exigeants ou moins consensuels que la moyenne de se
réaliser pleinement. Dans l’esprit, on pourrait rapprocher Stones Throw de la maison de production
Miramax dans les années 90, véritable bastion d’auteur et de renouveau et
synonyme d’indépendance au sein d’une industrie gouvernée par les studios. Dans
un cas comme dans l’autre, à la tête des entreprises, deux capitaines très
déterminés : Harvey Weinstein pour Miramax, Chris Manak ou « Peanut
Butter Wolf » pour Stones Throw.
Stones Throw Records, c’est avant tout l’histoire d’une
fracture. Pour Manak, il s’agit de la perte de son compagnon d’aventure et
frère de cœur Charizma, abattu devant une supérette à Los Angeles. Probablement conscient qu’il aurait du mal à percer
sans la moitié du duo qu’ils formaient et anéanti par la perte (car, on le sait, « un seul être vous manque et tout est dépeuplé »),
Peanut Butter Wolf mettra trois ans à rebondir, finalement pour revenir avec le
séminal label Stones Throw. Du coup, et vu le potentiel que recélait l’histoire
de Stones Throw et de ceux qui l’ont fait, on pourra quelque peu regretter qu’elle
soit mise en scène dans un documentaire un peu linéaire et un peu convenu,
quoiqu’à la réalisation de fort bon aloi. Pour autant, si le cinéma, que ce soit par le biais
de la fiction (Notorious BIG) ou du
documentaire (Biggie et Tupac, Welcome to Death Row) avait déjà abordé
les raps west coast et east coast, principalement à travers le
prisme des rivalités grandiloquentes et meurtrières qui avaient opposés ces
deux chapelles, le rap californien « underground », pas vraiment
– ce qui suffit donc à donner d’emblée de la valeur au document que constitue Our Vinyl weighs a Ton.
De plus, l’une des très bonnes idées du documentaire est de
nous montrer le label tel qu’il est et tel qu’il s’est toujours conçu, et ce de
deux façons. Tout d’abord, il vient rappeler que Stones Throw est une gentille
maison de fous, au vu des énergumènes qui la peuple : de Madlib,
homme-orchestre insaisissable et jusqu’au-boutiste, heureux propriétaire de 4
tonnes (!) de 33 tours à Dam-Funk, renouveau du funk moderne, ex-musicien
tricard devenu à 40 ans beatmaker pour Snoop Dogg, en passant par Folerio,
alter-ego décalé de Manak lui-même (et l’on aurait pu en citer bien d’autres),
tous semblent guidés et habités par une même vision de la musique, et
visiblement pas prêts à faire des compromis. Par ailleurs, le film nous dit ou
redit que Stones Throw est aussi une rampe de lancement pour des artistes
confidentiels, et pour certains appelés à devenir plus célèbres et à voler sur
des ailes plus solides. C’est le cas de Mayer Hawthorne, soulman au succès grandissant, qui a signé pour son troisième album
chez une major. C’est également celui
d’Aloe Blacc, chanteur de jazz méconnu révélé au monde entier par son tube I Need a Dollar, et depuis devenu le hitman qu’on connait. Au sein de Stones
Throw, un tel départ n’est pas nécessairement vécu comme une trahison :
des artistes partent, d’autres les remplacent. La relève est assurée, en
attendant le prochain coup d’éclat.
Our Vinyl Weighs a Ton, Jeff Broadway, 2014.