Foxcatcher : La lutte déclasse
« Basé sur des faits réels ». Généralement, ces
quelques mots suffisent à susciter d’emblée méfiance et effroi chez tout
amateur de storytelling recherché. La
plupart du temps, l’histoire vraie, le fameux biopic, n’est qu’un prétexte pour des filmeurs sans grande envergure
de raconter un destin prétendument hors normes, celui d’un génie dans lequel on sera appelé à
s’identifier et se reconnaître. Un genre balisé et prévisible jusqu’à l’extrême,
duquel plus rarement un brillant réalisateur parvient à tirer un grand film –
comme ce fut le cas pour Martin Scorsese avec Aviator ou Le Loup de Wall
Street.
Bennett Miller, dont Foxcatcher
est le troisième film, en a fait sa spécialité : après Truman Capote, situé durant la période
au cours de laquelle l’auteur écrit son fameux roman De Sang-froid, et Le Stratège,
récit de l’improbable victoire d’un coach de baseball un peu particulier, Foxcatcher revient sur les raisons qui
précèdent et expliquent le meurtre du lutteur Dave Schultz par le milliardaire
John E. du Pont. Pourtant, justement comme dans De
Sang-froid, le roman de Capote, il n’y a a priori pas matière à un film : on tient là un fait divers
comme il en existe tant. Pour livrer un biopic
classique, c’est également difficile : du Pont n’est ni un modèle de
vertu duquel s’inspirer ni un personnage vraiment romanesque capable de porter
le gigantisme d’un film sur ses épaules – à l’image d’un Jordan Belfort.
Justement, c’est
de cette médiocrité, cette triste ordinarité dont Miller se sert pour
construire son récit. Autour de John du Pont, que l’on devine enfant mal-aimé et
qui aura tenté, par la force de l’argent, d’acquérir précisément ce qui est immatériel
(l’amitié, le respect, la reconnaissance), évolue Mark Schultz, catcheur
prodige dont le plus gros défaut fut de passer après son frère Dave, dans l’ombre
duquel il a grandi. Dès lors, Schultz sera vampirisé, parasité par du Pont, son
perpétuel besoin d’exister et de faire ses preuves, jusqu’à l’issue, forcément
tragique, qui scellera leurs existences respectives.
Il y a du The Master dans cette histoire de
patronage contrarié, emprise d’un esprit faussement supérieur sur un garçon
perdu. Comme Paul Thomas Anderson, Bennett Miller privilégie les ellipses à la
linéarité et les non-dits à l’explicite. On connaît désormais l’adage : le
silence est assourdissant… Comme son impeccable équipe d’acteurs (Steve Carell,
Channing Tatum et le décidément incontournable Mark Ruffalo), convaincants parce
qu’ils déjouent les attentes propres aux « performances » de ce genre
de film, ni dans l’outrance ni dans la fausse sobriété, Miller évite l’écueil
du symbolisme lourd et de la reconstruction factice et fétichiste qui va
souvent de paire avec un tel drame « d’époque » - ici le tournant des
années 80 et 90. Un tel « dégoupillage » habile des convenances couplé
à une atmosphère sombre et pesante achèvent de révéler Foxcatcher tel qu’il est vraiment : un grand film sur l’endoctrinement.
Foxcatcher, 2014, Bennett Miller. Avec : Steve Carell, Channing Tatum, Mark Ruffalo, Sienna Miller, Vanessa Redgrave.