Straight Outta Compton est-il le biopic que le hip-hop attendait ?
Des résultats record au box-office, une critique qui se lève en grande partie pour applaudir le tour de force : le succès rencontré par Straight Outta Compton tient pour l’instant du sans-faute. Qui plus est pour un film estampillé « hip-hop » et donc pas nécessairement susceptible de plaire au-delà de sa cible de départ (les 15-35 ans, principalement « urbains » nous diraient les publicitaires). Il faut dire que l’histoire ici racontée n’est pas n’importe laquelle. Car le cadre dans lequel le film s’inscrit dépasse le simple cadre de la culture noire américaine, ses protagonistes principaux (Ice Cube et Dr. Dre) étant respectivement devenus une star de cinéma et l’un des chefs d’entreprise parmi les plus puissants au monde – rien que ça. Par ailleurs, le contexte dans lequel sort SoC lui est particulièrement favorable. D’abord, il confirme une certaine tendance adoptée par le cinéma, principalement américain, à représenter et réinterpréter à la manière d’un instantané tout un pan de notre histoire proche, immédiate – voir les films revenant sur les destins hors-normes de Lance Armstrong ou Steve Jobs. Ensuite, il témoigne d’un certain âge de raison atteint par ce que l’on appelle de façon un peu imprécise le « film hip-hop » et l’on peut présumer sans trop se mouiller que le film fera date dans l’histoire du genre.
Le ton et l’optique adoptés par le film ne sont pour autant
pas de prime abord révolutionnaires, surtout compte tenu des carcans du genre. L’histoire,
certains la connaissent déjà plus ou moins, d’autres la devinent en ce qu’elle
est assez linéaire : des gamins mal élevés et désireux de faire tout péter
prennent d’assaut de façon peu orthodoxe une industrie ronronnante pour la
modifier, sans doute à jamais. C’est à ce moment-là que votre copain cinéphile,
celui qui a potassé ses classiques, vous rétorque que cette histoire-là a plus
ou moins déjà été racontée sous toutes les coutures, d'Ali à The Social
Network. Et votre copain cinéphile a raison. De fait, raconter l’énième
histoire très américaine d’un self-made
man ne suffit pas à tenir 2 h 30. Ou à faire un bon film, d’ailleurs.
Mais l’essentiel du film n’est pas là. Bien conscients du
véritable potentiel cinématographique des protagonistes convoqués, le scénario,
redoutable, et le réalisateur F. Gary Gray (qui signe là son meilleur film, et
de loin) font de l’histoire de N.W.A. une véritable rise and fall, plus qu’un biopic classique. Là encore, le schéma n’est
pas nouveau (grandeur et décadence, sur l’air du « plus dure sera la
chute » – presque un conte moral, en fait), mais, appliqué au genre
biographique, le cocktail est détonnant. A cet égard, Straight Outta Compton, c’est presque Scarface délocalisé à Compton – les chemises à fleur de Tony
Montana en moins. Ici, le personnage le plus bigger than life du récit, son principal moteur, c’est Easy-E. Tout
commence et finit par lui. De son premier album solo, qui lui permettra de
faire les « bonnes » rencontres et mettre en branle N.W.A., jusqu’au déclin
de sa maison de disques puis son décès tragique. Le film n’est jamais d’ailleurs
aussi bon que lorsqu’il sonde l’âme d’E – comme cette scène où le rappeur traîne
sa voiture dans les rues de L.A. et se rend compte avec amertume du fossé qui
le sépare désormais lui, au fond du trou, de Dre (mis sur orbite avec The Chronic) et Cube, père de famille et
déjà introduit à Hollywood. Dans des moments de grâce comme celui-ci, le film colle
au plus près aux émotions de ses personnages et parvient, in fine, à se montrer émouvant. Jamais auparavant, peut-être,
l’urgence du hip-hop, son aspect ras du bitume, enfiévré et ses contradictions n’avaient été aussi bien
retranscrit dans un film de fiction. Ici, la symbiose entre ce qui fait la
culture hip-hop dans son essence et le cinéma, le vrai, est totale. Plus qu’un
documentaire, une étude de mœurs redoutable et un storytelling imposant. Les balles déchargées par les guns claquent autant que les samples sortis des platines – en Dolby
Surround et sur grand écran, c’est une expérience.
L’une des autres grandes forces du récit est de n’éviter
soigneusement aucun trou de serrure, aucune chapelle potentiellement sacrée. On
s’en étonnerait presque, étant donné que la production du film a été
chapeautée, suivie de près approuvée par Dr. Dre et Ice Cube eux-mêmes. Mais
ici, et c’est tant mieux, tout le monde est montré tel qu’il est, sans fard. La
brutalité policière et le racisme institutionnel en prennent pour leur grade,
bien sûr, mais pas seulement : Cube vient mettre à sac le bureau de son
producteur, Easy-E double ses potes sans sourciller, et le manager Jerry Heller
fait son beurre sur le dos de tout ce petit monde. Au milieu de tout ça, c’est
peut-être bien Dre qui s’en sortirait le mieux. Et encore : celui-ci est
clairement montré comme étant vampirisé au début de sa carrière par les
influences néfastes de Heller et Suge Knight, avant d’effectuer sa mue et
devenir le papillon plaqué diamant que l’on connaît. Tout juste notera-t-on
l’absence de la mention des affaires de violence conjugale dans lesquelles
trempa Dre – des anciennes conquêtes du rappeur n’ont pas manqué de mettre en
avant l’« omission » de ce détail dans le film. Un "oubli" que l’on
regrettera, de fait, mais qui est pour autant loin de gâcher la fête :
pour sa précision factuelle, son regard acéré, Straight Outta Compton reste un précieux document sur le hip-hop,
ses origines et sa mentalité. Là encore, il se distingue du tout-venant des biopics hip-hop réalisés jusqu’ici.
Un exemple significatif est celui de Notorious BIG, sorti en 2009 et basé sur le rappeur du même nom. S’il tient la route en tant que biopic classique d’un gamin venu de nulle part et ayant réussi à tutoyer les cimes, le film rate sa cible en ce qu’il iconise à outrance (et au-delà du raisonnable) les personnages de Biggie et Tupac, en en faisant des demi-dieux prophétiques (ce qu’ils sont progressivement devenus dans les yeux de leurs fans, certes) plus que des hommes pétris de défaut. C’est en fait une réelle distanciation critique qu’il manque à un film comme Notorious BIG. A des films comme Réussir ou mourir ou 8 Mile aussi, d’autant plus serait-on tenté de dire, puisque les rappeurs concernés (50 Cent/Eminem) y jouaient leur propre rôle de façon plus ou moins déguisée. Cette distanciation critique advient-elle avec le temps, qui fait son œuvre et se délier les langues ? Possiblement. Toujours est-il que le succès sans précédent de Straight Outta Compton a donné des idées à plus d’un producteur, puisque l’on annonce aujourd’hui des biopics consacrés à Death Row Records et à Outkast (informations à prendre avec les pincettes de rigueur, bien entendu) et on peut toujours espérer qu’il donne un coup de fouet à ceux qui font désormais figure d’Arlésiennes (deux projets concentrés sur Tupac et un sur Ol’ Dirty Bastard, et le Wu-Tang Clan entier) – sans même parler de deux séries télévisées aujourd'hui en développement, l’une consacrée aux premières block parties dans les 70’s et l’autre à la formation des Native Tongues. Quoiqu’il en soit, que l’on se rassure sur l’avenir du hip-hop au cinéma : certaines de ses plus belles histoires sont encore à raconter.
Un exemple significatif est celui de Notorious BIG, sorti en 2009 et basé sur le rappeur du même nom. S’il tient la route en tant que biopic classique d’un gamin venu de nulle part et ayant réussi à tutoyer les cimes, le film rate sa cible en ce qu’il iconise à outrance (et au-delà du raisonnable) les personnages de Biggie et Tupac, en en faisant des demi-dieux prophétiques (ce qu’ils sont progressivement devenus dans les yeux de leurs fans, certes) plus que des hommes pétris de défaut. C’est en fait une réelle distanciation critique qu’il manque à un film comme Notorious BIG. A des films comme Réussir ou mourir ou 8 Mile aussi, d’autant plus serait-on tenté de dire, puisque les rappeurs concernés (50 Cent/Eminem) y jouaient leur propre rôle de façon plus ou moins déguisée. Cette distanciation critique advient-elle avec le temps, qui fait son œuvre et se délier les langues ? Possiblement. Toujours est-il que le succès sans précédent de Straight Outta Compton a donné des idées à plus d’un producteur, puisque l’on annonce aujourd’hui des biopics consacrés à Death Row Records et à Outkast (informations à prendre avec les pincettes de rigueur, bien entendu) et on peut toujours espérer qu’il donne un coup de fouet à ceux qui font désormais figure d’Arlésiennes (deux projets concentrés sur Tupac et un sur Ol’ Dirty Bastard, et le Wu-Tang Clan entier) – sans même parler de deux séries télévisées aujourd'hui en développement, l’une consacrée aux premières block parties dans les 70’s et l’autre à la formation des Native Tongues. Quoiqu’il en soit, que l’on se rassure sur l’avenir du hip-hop au cinéma : certaines de ses plus belles histoires sont encore à raconter.
Straight Outta Compton, F. Gary Gray, 2015. Avec : O'Shea Jackson Jr., Corey Hawkins, Jason Mitchell, Aldis Hodge, Paul Giamatti.