La La Land : Illusions perdues
De temps à autre – une fois par an, voire un peu moins – un film semble mettre tout le monde d’accord, ou presque. Le public se rue en masse pour applaudir ce film dont le bouche-à-oreille (ou le buzz, sa version 2.0) lui a dit le plus grand bien et qu’il lui sera proprement impossible de ne pas aimer. Les critiques, même ceux qui partent du principe qu’ils détesteront (logique, puisque le grand public l’a encensé), doivent parfois faire acte de contrition et avouer que malgré tout, le public a parfois raison… Cette année, c’est La La Land qui décroche cette timbale. Pas de doute, le film de Damien Chazelle a tout pour contenter les deux franges précitées : ressuscitant un genre historique moribond (la comédie musicale), à la fois exigeant et accessible, le film a des allures de crowd-pleaser idéal. Pourtant, à sa vision, on découvre un film qui n’est pas exactement le feel-good movie rose bonbon et tout sourire qu’on voudrait nous vendre. Il s’avère plus complexe que cela et aborde derrières ses apparences inoffensives des réflexions parfois désenchantées sur la réalité, le fantasme et la modernité.
Si La La
Land constitue un film aussi accessible, c’est sans doute avant tout de
par son storytelling. Histoire
visiblement très classique d’une actrice et d’un pianiste bataillant pour faire
leur trou à Hollywood, le film repose sur un canevas archi-éprouvé, d’Une
étoile est née au New York, New York de Scorsese. On
peut voir le film de Chazelle comme une relecture moderne de ces films ;
pourtant, ce qui saute aux yeux, c’est précisément de voir la relation compliquée qu’entretient La La Land avec la modernité. Cette modernité n’est peut-être
pas mieux exprimée que dans la façon dont le film considère la musique. Grand film musical, La La Land l’est sans
aucun doute – voir les nombreuses scènes chorégraphiées, et tout
particulièrement l’ouverture, pour s’en convaincre. Un grand film sur la
musique, aussi ? La réponse à cette question-là est sans doute moins
évidente. Car Chazelle semble adopter une vision de la musique – et tout
particulièrement du jazz – qui apparaît comme complètement dépassée.
Paroles et musique
Paroles et musique
Dans La La
Land, il y a en effet deux types de musiques : la bonne, et la
mauvaise. La « bonne », c’est celle composée et jouée par des types
besogneux, galériens, et foncièrement honnêtes dans la façon dont ils
appréhendent leur art. La « bonne » musique par excellence,
c’est évidemment le jazz, considéré comme la première vraie forme d’expression
américaine avant de tomber en disgrâce – et donc de constituer un choix
idéal pour ceux qui veulent ramener la musique à sa forme la plus pure. La
« mauvaise » musique, c’est elle la pop, ce truc un peu fourre-tout, easy listening et paresseux, qui a bradé
le rock (lui-même descendant électrique du jazz) pour en faire de la soupe formatée
pour les bandes FM. Pour nous faire comprendre que Sebastian, le pianiste
intransigeant joué par Ryan Gosling, court les cachets les plus minables, rien
de tel, alors, que de l’habiller dans une tenue criarde et de lui faire jouer Take on me à une garden-party très
californienne. Sauf qu’ici, Chazelle se fourvoie en réduisant la pop à ce
qu’elle représente de pire, tout en idéalisant dans le même temps le jazz. Et
quand Emma Stone raille Gosling en l’appelant « George Michael », le
réalisateur prouve qu’il semble ne pas connaître ou comprendre grand-chose à la
pop music et son histoire (puisqu’entre George Michael et A-ha, il y a quand
même tout un monde).
Plus tard,
Sebastian trouve un compromis (et se compromet aux yeux de sa moitié) en
rejoignant en tant que claviériste un groupe de néo-pop, qui part du jazz pour
y incorporer des sonorités plus électriques. Là encore, la question se
pose : si le personnage de John Legend (le leader du groupe en question)
symbolise l’artiste prêt à tout – même au pire – pour se hisser en haut des
charts, sa musique est-elle forcément plus mauvaise que le plus ronflant des
jazz ? Non, et Chazelle le montre lui-même lorsqu’il filme un
concert du groupe, à la musique somme toute calibrée mais pas moins
appréciable. Plus encore, là où le réalisateur se trompe, c’est qu’il n’y a pas
de « bonne » ou de « mauvaise » musique (critères
évidemment subjectifs) : comme pour le cinéma, il y aura simplement des
musiques avec lesquelles chacun-e d’entre nous pourra développer un lien
affectif et émotionnel. De façon comparable, il n’y a pas qu’un seul chemin
linéaire et pavé de bonnes intentions qui mène au succès : la réalité est
éminemment plus compliquée que cela.
Réalité et fantasme
Réalité et fantasme
La réalité,
c’est justement l’un des sujets principaux de La La Land. Loin de se
développer au sein du film en marge de la réflexion sur la modernité, les deux
thématiques sont en fait chevillées. La réalité fait tout d’abord son irruption
de façon spectaculaire, dans deux scènes qui constituent pour les deux
personnages principaux des « moments de grâce ». C’est d’abord
la sonnerie caractéristique (et désormais si crispante) d’un iPhone, qui vient
interrompre le premier ballet amoureux des personnages. C’est ensuite une
bobine de film (technologie désormais désuète, et donc elle aussi propice au
fantasme) qui flambe, mettant fin, elle, à une projection de La Fureur de
vivre, dans le sillon duquel La La Land se place pour plusieurs
raisons : exploration d’une relation amoureuse contrariée, des illusions de jeunesse et d’une Los Angeles
protéiforme. Dans les deux scènes, la technologie envahit et engloutit l’une
comme l’autre : réalité et modernité. La scène qui suit celle du cinéma
est donc révélatrice : faute de mieux, on embrasse la réalité (en visitant
le planétarium déjà foulé par James Dean et Natalie Wood), mais pour voyager
ensuite d’autant plus loin – vers l’infini, et au-delà.
Jouer avec la
réalité, c’est aussi jouer avec les clichés – et La La Land en est chargé
jusqu’à la lie. Ceux-ci sont partout : dans le déroulement de l’histoire
et sa vision idéalisée de l’Art, donc, mais aussi dans la vision qu’a Hollywood
du film et du romantisme. Ce qui paraît étonnant, c’est que le film est
relativement premier degré dans sa façon de les intégrer au récit. La La
Land et ne cherche pas à mettre en lumière les mécanismes du récit pour
mieux les contorsionner avec malice (Chazelle n’est pas Hitchock) ou en exposer
la vacuité (Chazelle n’est pas non plus Verhoeven). En fait, il enchaîne
consciencieusement les passages obligés de son récit, pour jamais n’en
repousser les limites. Comment, alors, expliquer qu’on puisse être étourdi par La La
Land, alors que l’on a déjà plus ou moins vu ça cent fois ? Pour
expliquer cette dichotomie, on peut revenir à une analyse que faisait le
sémiologue Umberto Eco d’un film lui aussi cité par La La Land : Casablanca.
Dans un article publié en 1975, intitulé « Casablanca, ou la renaissance des dieux », l’auteur du Nom de la Rose expliquait selon lui d’où
venait la fascination pour le classique de Michael Curtiz, laquelle se conclut
en ces termes et que l’on peut reprendre pour tenter de comprendre La La
Land : « quand tous les archétypes déferlent sans aucune
décence, on atteint des profondeurs homériques. Deux clichés font rire. Cent
clichés émeuvent ».
Lu comme ça, il
serait alors aisé de voir La La Land comme un film
nostalgique, rejetant en bloc toute idée de réalité pour rester isolé dans un
univers de clichés et de fantasme. On pourrait même arguer que c’est précisément
cette nostalgie qui assure au film son succès incontestable – rien de tel que de
se réfugier dans la fiction pour oublier un monde qui implose autour de soi. Pourtant,
alors que le film avance, il paraît de plus en plus difficile de soutenir cette
accusation de nostalgie pure et dure – et c’est là que Chazelle se révèle moins
manichéen qu’il ne le laissait penser. Ce rapport finalement complexe entre le
fantasme et la réalité culmine avec la dernière scène musicale, techniquement
éblouissante, mais finalement déchirante lorsqu’on réalise qu’il ne s’agit là
que d’une pure fantasmagorie. Le message paraît alors clair : le fantasme,
la fiction, peut se targuer d’avoir les plus belles couleurs, les plus beaux
décors et les chorégraphies les plus virtuoses, mais la réalité finit toujours
par reprendre ses droits. Plus que de nostalgie, il faudrait donc parler de
mélancolie pour caractériser La La Land, un état émotionnel que
Victor Hugo définissait comme « le bonheur d’être triste ». Avant que
cette réalité triomphe, c’est donc une nécessité que de s’inventer un univers
de fantasme ; comme on le sait désormais, « qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait
l’ivresse ».
La La Land, Damien Chazelle, 2016. Avec : Ryan Gosling, Emma Stone, John Legend, Rosemarie DeWitt, Finn Wittrock.
La La Land, Damien Chazelle, 2016. Avec : Ryan Gosling, Emma Stone, John Legend, Rosemarie DeWitt, Finn Wittrock.