Justified, grande série sur l'Amérique des petits



  
« Allons Z’à la campagne » chantait, dans les années 90, un chanteur français encore trop méconnu. C’est peu ou prou le programme de Justified : mis à pied de son poste d’US Marshal à Miami pour avoir tiré sur une ordure locale (même si, selon lui, c’était « justifié », d’où le titre de la série), Raylan Givens (Timothy « Hitman » Olyphant) doit retourner jouer les adjoints dans son patelin d’origine du Kentucky. Un boss pas forcément réjoui de le voir revenir, une ancienne fiancée portée sur l’auto-défense, une ex-femme toujours dans les parages (elle est greffière au tribunal local), un père qu’il déteste cordialement et des criminels tous plus vilains les uns que les autres auront largement de quoi le tenir occupé, durant 6 saisons inégales mais très divertissantes. Et pour ne rien arranger, il s’avère que le bonhomme a de fâcheuses tendances autodestructrices…
 
Petite sœur mal dégrossie de la (déjà bien white trash) Fox de Rupert Murdoch, FX ne pouvait qu’aimer et adopter Justified, située dans la droite lignée de ses séries sur les flics à la moralité fluctuante (The Shield), les gangs criminels (Sons of Anarchy) et les perversions de tout type (Nip/Tuck, American Horror Story). Adaptée d’une salve de bouquins du culte Elmore Leonard, la série reprend le flambeau des odyssées criminelles chères à Tarantino (dont le Jackie Brown était justement adaptée d’un livre du romancier) et aux frères Coen (la frénésie cartoonesque en moins). Elle constitue également une sorte de chaînon manquant entre Breaking Bad (avec qui elle partage un certain nombre d’acteurs, de Kevin Rankin à Dale Dickey, en passant par Jere Burns) et Fargo, deux fictions disséquant avec brio la vie quotidienne de criminels (extra)ordinaires. Un cran en dessous tout de même : Justified n’atteint ni le génie d’écriture de la première ni les extrêmes d’absurdité de la seconde.

"Nous ne sommes pas si différents, toi et moi"

 Le tout est de fait très classique : à chaque saison, un nouveau bestiaire de salauds introduits, et  une nouvelle série de challenges qui attendent Raylan Givens, qui passera progressivement du statut de chien fou féru de la gâchette à adulte et père responsable (à peu près) en paix avec le monde qui l’entoure. Le vrai fil conducteur de la série, c’est la relation entre Givens et son double négatif, Boyd Crowder (époustouflant Walton Goggins, devenu dans un juste retour des choses l’une des nouvelles égéries de Tarantino), pur opportuniste et prêcheur de génie, pas intrinsèquement plus violent que Givens mais capable, lui, de s’affranchir des dernières barrières (morales, légales) pour obtenir ce qu’il veut. Jusqu’au bout, c’est leur affrontement radical et destructeur qui donnera son sens à la série. L’idée n’est évidemment pas nouvelle, mais elle est ici rejouée de façon plutôt subtile.
 
C’est cette dialectique sérielle maintes fois rebattue et une caractérisation de personnages pas toujours très heureuse qui tend à faire de Justified une série foncièrement inégale : les deux premières saisons sont bonnes, les deux suivantes sont excellentes, les deux dernières le sont moins – mais rien de déshonorant pour autant, et le final reste très cohérent avec tout ce qui le précède. Surtout, la série sut jusqu’à la fin rester exaltante, avant tout grâce à un rythme trépidant ; il se passe plus ici en deux épisodes qu’en une demi-saison de n’importe quelle série Netflix-Marvel. En y laissant quelques plumes du côté de la profondeur de réflexion, c’était à prévoir. Même son de cloche du côté de l’interprétation : le premier cercle d’acteurs est bon, quoique sans réelles aspérités, les seconds rôles sont plus truculents (et souvent interprétés par des trognes du petit ou du grand écran) – et il s’avère que Timothy Olyphant (bien moins rigide que dans Deadwood) fait un excellent Clint Eastwood du dimanche.

 
Mais l’un des rôles principaux de Justified qui a le plus de gueule est autre : il s’agit tout simplement de l’Etat du Kentucky en lui-même, et du comté dans lequel se déroule l’action. C’est là l’un des plus grands mérites de la série : donner à voir un territoire jusqu’ici pas ou peu répertorié par la télévision, et en exposer la cosmogonie et les contradictions. Pour fascinantes que ces villes soient, voir un énième super-héros ou policier parler de New York ou Los Angeles comme « sa ville, qu’il doit défendre » (c’est généralement de cela qu’il s’agit) donne la féroce impression d’avoir déjà vu jouer ça cent fois.
 
Car l’élection de Donald Trump et la résurgence d’un certain nationalisme blanc décomplexé aux Etats-Unis l’ont bien montré : les zones rurales américaines (particulièrement au sud du pays) entretiennent encore un rapport orageux avec les aires urbaines et le Nord. Le Kentucky de Justified est ainsi : tiraillé entre la tentation d’affirmer encore et toujours sa volonté indépendantiste et aller à son propre rythme (notamment en exploitant ses ressources naturelles) et suivre la vitesse de marche d’un libéralisme toujours plus prépondérant. De même, criminels et policiers hésitent entre les dangers que suppose cette vie de chasse permanente et l’idée d’une existence plus normée et conventionnelle – mariage, enfants, petite maison cossue, etc. Cette Amérique-là est une Amérique déclassée, ignorée et méprisée, une « Amérique des petits » s’interrogeant sur la réaction à adopter face à cette hégémonie de l’Autre.
 
Justified est une « série B », comme il en existe des tonnes au cinéma ou à la télévision, en opposition à des « séries A », ces séries statufiées qui sont aussi et surtout des puissantes chambres de résonance sociale – des séries qui n’ont pas à choisir entre le fond et la forme, l’efficacité et la profondeur : Breaking Bad, donc, mais aussi évidemment Les Soprano et The Wire. Ce qui ne veut pour autant pas dire qu’une fiction comme Justified a moins à raconter que toutes ces séries-là sur l’Amérique et ses fantômes. Bien au contraire.
 
Justified, Graham Yost, 2010-2015 (6 saisons). Avec : Timothy Olyphant, Walton Goggins, Nick Searcy, Joelle Carter, Erica Tazel.

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