Rome : La république en marche

 
La télévision s'était déjà intéressée au faste de l'Empire romain avec Moi Claude empereur, mini-série d'exception des années 70. Genre souvent réduit à des archétypes de toges et de sandales, le péplum (mot désignant à l'origine un vêtement féminin) y devenait le cadre de luttes intestines sans fin et une arène finalement bien plus dangereuse que celle des gladiateurs aux épées – un postulat qui est aussi celui de Rome. Plus encore peut-être, c'est la figure tutélaire de William Shakespeare qui est invoquée dans la série HBO. D'abord parce que ce cher Will a consacré à la Rome antique quelques unes de ses pièces les plus fameuses (Jules César en tête), ensuite et surtout parce que le procédé narratif de la série de Bruno Heller est directement inspiré d'Hamlet.
 
Dans sa pièce, Shakespeare faisait de deux quidams, Rosencrantz et Guilderstern, les témoins privilégiés des événements se déroulant à la cour du Danemark – les seconds rôles autant que le chœur grec, les participants aussi bien que les commentateurs. Ici, ce sont Lucius Vorenus (Kevin McKidd, excellent) et Titus Pullo (surprenant Ray Stevenson), deux hommes de la rue, qui seront amenés à croiser (et plus si affinités) Jules César, Marc Antoine et Cléopâtre. Ce qui a changé en 30 ans, entre Moi Claude empereur et Rome, c'est évidemment la représentation ; jadis suggérées sans jamais être montrées, la violence (prononcée) et la nudité (totale) ont ici une place de choix. Pour HBO, ce n'est pas une credo, c'est une profession de foi. Car au cas où on l'oublierait encore : « It's not TV, it's HBO ».

Berceau de la démocratie, tombeau des morales
 
L'objectif de Rome est simple : démystifier l'Histoire et ceux qui l'ont fait, chercher l'humain derrière les bustes de marbre et, aussi, les hommes qui ont su mettre les mains dans le cambouis au nom de ces figures historiques. Des figures politiques commettant pillages, trahisons, mensonges sans s'en cacher mais - selon eux ! - toujours pour le bien de la République de Rome. De fait, en 2500 ans, pas grand-chose n'a changé, et de ce point de vue-là, la métaphore politique est acérée. Ce n'était pas mieux avant ; en fait c'était sans doute pire : à ces immoralités relatives s'ajoutaient d'autres, désormais absolues, en tête desquelles l'inceste, un tabou perçue par les patriciens romains comme une « convention sociale étriquée ». D'où ce drôle de paradoxe qui finit par émerger : que le berceau de la démocratie était déjà le tombeau des morales.

 
En exergue de son séminal ouvrage Une histoire populaire des États-Unis, l'auteur Howard Zinn se montrait volontiers sardonique : « tant que les lapins n'auront pas d'historiens, l'Histoire sera racontée par les chasseurs ». Une formule synthétisée de façon lapidaire par notre B2O national : « les vainqueurs l'écrivent, les vaincus racontent l'Histoire ». La formule vaut pour Rome – quoique pas stricto sensu. Vorenus et Pullo ne sont pas à proprement parler des perdants, broyés par la machine historique, mais plutôt des types lambda, c'est-à-dire : attirés autant que vous et moi (surtout moi) par une quelconque gloriole potentielle et un peu de pouvoirs, apportés par la proximité de ces hommes et femmes amenés à rester dans les manuels d'histoire. Là encore, l'idée du succès-feu de paille et de la chute inéluctable est habile, des millénaires avant Warhol et la télé-réalité. Sans doute parce qu'elle est universelle.
 
Souvent réduite à son qualificatif de « série la plus chère de l'histoire » (au moment de sa diffusion), Rome porte pourtant fièrement ce titre comme des lauriers impériaux. Décors, costumes, musique : tout le travail de reconstitution est exemplaire, et chaque sesterce dépensé se voit à l'écran. Jusqu'au point de non-retour, d'ailleurs : née d'une collaboration inédite entre HBO, la BBC et Rai italienne, la série sera annulée au bout de deux petites saisons en dépit d'un accueil dithyrambique. Et pour cause : elle était ce que l'on appellerait pudiquement un gouffre à pognon. Le rythme de la série s'en ressent : si la première saison était déjà bien chargée en péripéties, la seconde les accumule à la limite du trop plein, afin d'inclure les arcs narratifs des putatives saisons 3 et 4, les campagnes égyptiennes. (Une cinquième saison devait également se focaliser sur l'ascension du Christ en Palestine). Les épisodes sont plus longs, le tout tend à s'éparpiller un peu et la série perd de sa superbe, frustrée, sans doute, par la fin de partie imminente. C'est dommage mais ça n'entame pas l'image (rudement impressionnante) que la série laisse. Et comme dirait la plupart de mes ex : c'était très bien le peu de temps que ça a duré.


Le passé annonce l'avenir
 
Le plus gros défaut de Rome fut peut-être bien d'être en avance sur son temps. Trois mois tout juste après la fin de la série, HBO diffusera le dernier épisode de sa série la plus révérée, celle qui la fit entrer (pour toujours) au Panthéon de la télévision : Les Soprano – et les choses ne seraient plus tout à fait les mêmes, pour la chaîne câblée comme pour la télévision tout court. Lorsque Rome s'éteint, elle fait encore presque figure d'exception au sein de sa grille de programme. C'est une série historique, alors que les têtes de gondole de la chaîne (Les Soprano donc, mais aussi Oz et The Wire) dissectent surtout l'ici et le maintenant, l'Amérique des années 90-00. Elle est volontairement flamboyante, alors que ses consœurs pratiquent une mise en scène volontiers plus réaliste, voire presque documentaire.
 
Pourtant, une fois enterrés ses ténors de la mafia, HBO changera – plus ou moins consciemment - son fusil d'épaule. Après avoir laissé passer au profit de néophytes enragés des séries « HBOesques » en diable (House of Cards, rachetée par Netflix ; Breaking Bad, diffusée par AMC), la chaîne se tournera vers des séries plus blockbusters, moins intimistes et plus grandiloquentes, qu'il s'agisse d'une fantaisie héroïque (Game of Thrones) ou d'un techno-western (Westworld). En tout cas l'héritage de Rome est partout : après la série, Bruno Heller et Kevin McKidd rejoindront respectivement Mentalist et Grey's Anatomy, bien moins intéressantes mais bien plus durables. Quant à Ray Stevenson, il deviendra une « gueule » du cinéma, donnant un peu de relief à des blockbusters sans trop d'aspérités.
 
Surtout, Rome s'imposera comme le nouveau standard de la fiction historique, une sorte d'horizon à dépasser en matière de reconstitution, que ce soit par les séries qui la pompent sans vergogne (Spartacus) ou celles qui s'intéressent à des périodes de l'Histoire toutes autres, comme Mad Men. Bien souvent, on la rapproche aussi de Deadwood, autre série contant l'histoire d'une démocratie née dans la boue et le sang. Dans un cas comme dans l'autre, des rumeurs resurgissent de temps à autre, faisant état de projets de films venant clore ces belles épopées – et dans un cas comme dans l'autre, on se dit qu'il y aurait largement de quoi remplir plusieurs saisons. C'est l'avantage narratif des vicissitudes de la démocratie : il s'agit d'une histoire sans fin.

Rome, Bruno Heller, John Milius & William J. McDonald, 2005-2007. Avec : Kevin McKidd, Ray Stevenson, Ciaràn Hinds, Polly Walker, James Purefoy.

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