Dopesick : Pour vivre heureux, vivons cachets

 


C’est ce qu’on appelle avoir le sens du timing. Fin 2021, quand commence la diffusion de la série Dopesick, nos vies quotidiennes et nos libertés de déplacement sont encore largement conditionnées par le bon vouloir et les avancées scientifiques de quelques gros laboratoires pharmaceutiques. Pas de complotisme hâtif, cependant : aucun vaccin, aucune hydroxychloroquine (à placer en mot compte triple au Scrabble, celui-ci) n’aura permis à quelque labo que ce soit de réitérer le « coup » opéré par Purdue Pharma et la famille Sackler grâce à l’Oxycontin, antidouleur à base d’opiacé qui fit basculer les Etats-Unis dans une panique sanitaire et sociétale – sans doute la plus grave depuis l’épidémie de crack dans les années 80.

Dopesick est une « série-dossier » comme on parle de « film-dossier », sous-genre cher aux cinémas italien (le cinéaste Francesco Rosi en tête) et américain (Les Hommes du Président, A cause d’un assassinat, Erin Brockovich ou plus récemment Spotlight ou Dark Waters). D’une fois sur l’autre, la méthode reste peu ou prou la même : partir d’une réalité glacée et dépassant tout ce que la fiction peut inventer, pour pointer du doigt et mettre au jour les scandales d’État. Ici, le procédé narratif est habile et rappelle la technique du travelling compensé cher à Hitchcock (il y en a aussi un très beau dans La Haine) ; la caméra effectue un zoom avant en même temps qu’un travelling arrière. Zoom avant : à la fin des années 90, Purdue Pharma met au point l’Oxycontin, antidouleur censé être à la fois plus efficace et moins addictif que ce qui existe déjà sur le marché. Travelling arrière : dix ans plus tard, les effets primaires et secondaires de l’OxyContin causent des dommages irréparables sur des communautés entières, et la résistance desdites communautés s’organise, jusqu’au tribunal.

 


Car parler de braquage pour résumer l’opération réalisée par la famille Sackler ne reflèterait même pas tout à fait la réalité : si braquage il y a eu, les portes de la banque et du coffre étaient grande ouvertes, et les vigiles tournaient la tête. Des médecins facilement soudoyés aux salariés de la FDA (l’agence américaine du médicament) complaisants car peu désireux de s’aliéner une fin de carrière radieuse, c’est un scandale dans le scandale que l’on découvre… Tous ces petits arrangements meurtriers, et pour quoi ? Pour satisfaire quelques actionnaires – tous cousins, tous rivaux –, pour vendre des brouettes de cachetons, les fameuses « vitamines du bonheur » chères à Raymond Carver ?

Exigeante, souvent dure, volontiers située dans le temps long, Dopesick fait la part belle aux performances de ses interprètes. En tête desquels Michael Keaton, brillant en bon médecin de campagne qui devient en un rien de temps accro à l’Oxycontin, après s’être laissé convaincre par les visiteurs médicaux des bienfaits du médoc et en avoir prescrit des boîtes entières. Le talent janusien de Keaton est ici exploité à merveille ; au départ, sa bonhommie naturelle et son physique d’Américain moyen rappelle les rôles que James Stewart jouait chez Frank Capra. Et puis, au détour d’une scène où, devenu addict, il quémande presque un fix, c’est Beetlejuice et son rictus grimaçant, pervers, qui ressurgit. A l’inverse, souvent excellent partout ailleurs, Michael Stuhlbarg semble à côté de ses pompes. Engoncé dans un costard étriqué, doté d’une diction lunaire, il semble singer plus qu’incarner le vrai Richard Sackler. Sans doute touche-t-on là à la limite de l’exercice qui consiste à incarner une personne ayant réellement existé – a fortiori quand elle est encore vivante. Rien qui vienne entamer la qualité ou le propos de la série cependant. Le propos ? Que les Sackler sont, des deux côtés de l’écran, les vrais héros de Dopesick, pour l’indécent comme pour le pire. Preuve qu’avec pas mal de créativité retorse et beaucoup de cynisme, on peut aller loin dans la vie.

Dopesick, Danny Strong, 2021 (1 saison). Avec : Michael Keaton, Peter Sarsgaard, Michael Stuhlbarg, Will Poulter, Rosario Dawson.

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