Halt and Catch Fire, commencez la révolution sans nous

 

En octobre 2017 s’éteignait, sans tambours ni trompettes, l’une des plus belles séries de la décennie. Conclusion logique pour une œuvre qui sera restée discrète, conservant des audiences microscopiques en dépit d’une critique à genoux. Cette série, Halt and Catch Fire (HACF), avait pour ambitieux programme de raconter les balbutiements de l’informatique, celui qui tient une place si prépondérante dans nos vies, et le parcours semé d’embûches de ceux qui lui ont donné vie. En cela, elle n’était pas si différente de Silicon Valley, au sujet assez proche : les derniers bouleversements numériques en date, ceux qui virent prospérer les MAMAA. Bien plus populaire, Silicon Valley avait sans doute un avantage de taille : elle était marrante.

Hommes au bord de la crise de nerds

HAFC n’est pas une série marrante. Elle est peuplée de démiurges destructeurs, souvent égoïstes, intraitables, aux rapports humains souvent difficiles voire violents. En cela, elle est un des derniers avatars en date des œuvres à mettre en scène des « hommes tourmentés », et à cheminer sur l’autoroute ouverte par Jim Profit, Tony Soprano puis Don Draper. A ses débuts, on a d’ailleurs pas mal comparé  défavorablement HACF, à Mad Men, en ne voyant qu’en Joe MacMillan (Lee Pace), génie du commerce cynique et cryptique qu’un pâle décalque de Draper, véritable « rébus enveloppé de mystère au sein d'une énigme. » La comparaison est tentante, mais ne rend pas justice à la force du personnage, et surtout au talent de ses créateurs.

Que ce soit dans l’écriture ou dans l’interprétation, tout dans HACF fleure la télévision de très haute volée. A ce titre, impossible de ne pas décerner tous les lauriers du monde aux magistraux interprètes : Lee Pace donc, mais aussi Scoot McNairy, Mackenzie Davis, Kerry Bishé et Toby Huss. Tous jouent leur partition avec brio, et donne son épaisseur à ce qui est finalement le centre névralgique de la série : la tension permanente entre les laborieuses entreprises de ces personnages et leur prise de conscience, de moins en moins nébuleuse, de participer à quelque chose qui les dépasse tous, de proprement historique. Entre petit bout de la lorgnette et Histoire en marche. A ce titre, le travail de reconstitution n’est pas moins de qualité : en refusant de céder à la nostalgie cheap auquel on a souvent droit avec les années 80 (sapes criardes, chansons venues du hit-parade), la série capture les mutations d’une époque charnière, et ses évolutions sociétales et politiques : révolution fiscale reaganienne, argent roi, hédonisme ambiant, drogues omniprésentes, spectre du SIDA…

Protocole fantôme

Dans la première saison, c’est un ordinateur milieu de gamme que commercialisent les protagonistes. Mais ils ont beau suer sang et eau, le résultat est sans appel : contre les redoutables machines du gourou Steve Jobs, leur bécane ne vaut pas un clou. Face au Macintosh, MacMillan et ses comparses ont la même réaction que les spectateurs qui découvraient le cinéma parlant des décennies plus tôt : comme Greta Garbo, le Macintosh parle ! Les personnages créeront ensuite la société Mutiny, boîte dont l’activité ne cessera de « pivoter » en attendant son « exit », comme on dit en bon sabir start-up. Et qui proposera successivement un jeu en ligne, un proto-MSN, un proto-Ebay, puis un browser Web. Le point commun entre tous ces services ? Le lien humain. La connexion, dans tous les sens du terme, que ceux qui utilisent cet ancêtre du World Wide Web recherchent. Là encore, ce qui n’est pas dit et qui guette au tournant est au moins aussi important que ce qui est explicité. A l’époque, le monde de l’informatique est encore fortement imprégné des idéaux libertaires découlant des utopies hippies. Telle était la promesse originelle de l’informatique : relier toutes et tous, éduquer les masses pour mieux les libérer – réussir là où d’autres évolutions techniques avaient échoué. En somme, le message véhiculé par la mythique pub 1984 pour Apple : « 1984 (l'année) ne sera pas comme 1984 (le livre) », et aucune puissance suprême ne prendra le pas sur les libertés individuelles.

Une affirmation qui prend une ironie savoureuse vue de notre époque, alors qu’Apple et consorts régissent et conditionnent nos interactions sociales quotidiennes, et ont un poids économique et politique supérieur à bien des nations mondiales. Le credo libertaire a été remplacé par des croyances libertariennes, cette idée d’une « lutte des classes par le haut » inspirée d'Ayn Rand. C’est un peu le syndrome de Frankenstein à laquelle la série s’attache : sans même le savoir, les personnages participent à cette révolution dont on mesure aujourd’hui toute l'ampleur des effets négatifs. Logés à la même enseigne que d’autres, que plein d’autres : personne ne se souviendra d’eux, tout comme personne ne se souvient des fondateurs des boîtes dévorées et dépecées par Facebook ou Netflix. Pour un Bill Gates ou un Jeff Bezos, combien de Joe MacMillan ? Pour un Bob Dylan, combien de Llewyn Davis ? Pour un Mozart, combien de Salieri ? L’histoire n’est pas toujours faite par les vainqueurs.

Halt and Catch Fire, Christopher Cantwell & Christopher C. Rogers, 2014-2017 (4 saisons). Avec : Lee Pace, Scoot McNairy, Mackenzie Davis, Kerry Bishé, Toby Huss.

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