Le Tout et le Rien, une brève histoire télévisuelle des années 90

 

A la télé américaine, c'est souvent une histoire de canapé.

1989 est, on le sait bien, une grande année pour la démocratie. On sait moins, néanmoins, c’est qu’elle fut également une grande année pour la comédie, tout du moins télévisuelle. En effet, c’est cette année-là que deux des comédies les plus brillantes jamais produites pour la télévision américaine virent le jour : Seinfeld (produite jusqu’en 1998) et Les Simpson, toujours en production. Pourtant, si ces deux séries ont vu le jour à l’heure de la décennie 80 finissante, elles auront surtout triomphé et régné sur la télévision américaine au sein de la décennie 90, influençant et refaçonnant toutes deux, et chacune à leur façon, le paysage télévisuel (et pas exclusivement comique) pour les années à venir.

Plusieurs similitudes thématiques existent entre Seinfeld et Les Simpson. Elles partagent un certain nombre d’influences communes et leur succès respectif sans précédent leur aura toutes les deux values d’entrer au panthéon de ce qui constitue la culture populaire américaine – donc mondiale – contemporaine. L’angle ici retenu n’est évidemment pas le seul envisageable mais n’en est pas moins crédible ; Seinfeld est ou serait une série sur « rien », tandis que Les Simpson pourrait être une série sur « tout ».

Décrire Seinfeld comme une « série sur rien » (« a show about nothing ») tient aujourd’hui du poncif : durant des années, la formule a été usitée, usée, par les auteurs et acteurs de la série, en écho à la vacuité qui caractérise les personnages et l’étroitesse des points de départ des situations. Le qualificatif un peu vague ne rend pourtant pas justice à la série. En 2014, Jerry Seinfeld (cocréateur et acteur principal de la série) revenait sur ce qui tient aujourd’hui du malentendu : « Le pitch pour la série, le vrai pitch, quand Larry [David, l’autre cocréateur] et moi sommes allés voir la chaîne NBC, était de montrer comment un comédien de stand-up trouve sa matière. » Formellement, la série se divisera de fait entre les scènes quotidiennes dans lequel Seinfeld, comique à la ville, interagit dans des situations avec ses amis, et celles le montrant sur les planches de stand-up, brodant et exprimant ses pensées sur un thème inspiré par les expériences vécues. Seinfeld poursuit : « La série sur rien était juste une blague dans un épisode des années plus tard, et Larry et moi-même aujourd’hui sommes surpris que cela soit resté comme une façon de décrire la série, car pour nous, c’est l’inverse. » Seinfeld serait donc une série sur tout ? Pourtant, le rien, le néant est bien présent dans la série, par l’aspect dérisoire des situations mettant en branle les intrigues. Dans l’un des épisodes les plus célèbres de la série, les personnages passent toute sa durée à attendre leur table dans un restaurant chinois. Dans un autre, les 22 minutes de l’épisode voient les quatre compères tourner en rond dans un parking souterrain à la recherche de leur voiture. Dans un cas comme dans l’autre, une situation triviale, universelle, au départ et des sommets de drôlerie à l’arrivée.

Seinfeld, quatre misanthropes dans le vent.

À l’autre bout du spectre se trouvent Les Simpson. Comme Seinfeld, l’œuvre est avant tout celle d’un homme, pas forcément destiné au départ à tutoyer les cimes : Matt Groening. Dessinateur underground travaillant sur des comic strips de sa création, il met un pied à Hollywood quand le producteur James L. Brooks l’engage pour l’émission de variétés Tracey Ullman Show. Ce qui n’est au départ que de simples vignettes présentant les (més)aventures d’une famille américaine moyenne deviendra l’un des succès les plus incroyables de l’histoire de la télévision américaine. A l’heure où l’on écrit ces lignes, Les Simpson est encore produit et diffusé, ayant généré une trentaine de saisons, un film sorti au cinéma, ainsi qu’une quantité incalculable de produits dérivés qui ont rendu Matt Groening sans doute plus riche que Charles Montgomery Burns lui-même.

En termes de storytelling, d’esprit, de mentalité presque, Les Simpson sont à l’exact opposé d’une série comme Seinfeld : quand celle-ci joue la carte minimaliste (quatre personnages principaux, guère plus de décors ou de seconds rôles récurrents), Les Simpson voit immense, et surtout toujours plus loin, cédant logiquement à la tentation de surenchère propre à la télévision américaine. Pour de très nombreux fans et critiques, c’est justement quand la série opte pour l’outrance qu’elle y laisse son âme : depuis la fin des années 90, elle se dote, chaque année un peu plus, d’une couche d’irréalisme, qui achèvent de la rendre de moins en moins bonne – et pire, de moins en moins sympathique. La ville au cœur des Simpson se fait le reflet de ce « tout », cet alpha et oméga, cette absence de limites apparentes de la série : Springfield, cité à la fois anonyme (il s’agit de l’un des noms de ville les plus communs aux Etats-Unis) et unique ; on parle quand même-là d’une ville dotée d’une centrale nucléaire, d’un aéroport international, de deux universités et d’un désert faisant trois fois la taille du Texas. D’ailleurs, les miracles de l’animation rendent possible tout délire narratif ou visuel.

Les Simpson, le jaune leur va si bien.

Distinguer de manière dichotomique Seinfeld et Les Simpson trouve certes rapidement ses limites. En revanche, ce qui est passionnant, c’est ce en quoi les deux séries sont révélatrices de leur époque, les années 90, et ce en quoi elles ont toutes deux fait évoluer durablement les canons de la fiction dans lesquels elles évoluèrent : la comédie télévisée.

Un peu d’histoire : à la fin des années 80, l’un des plus grands succès télévisuels était Cheers, qui s’achèvera en 1993, après avoir étendu son règne tout au long de la décennie 80. A bien des égards, Cheers constitue alors un sommet atteint par la sitcom : la série a, durant ses 11 années d’existence, perpétué et affiné les standards du genre depuis sa création dans les années 50. A l’époque, les ingrédients d’une sitcom sont invariablement les mêmes : un humour bon enfant, familial, pince-sans-rire, parfois piquant mais jamais méchant et, surtout, une bonne dose de romance et de sentiments. Cheers, aussi, est l’une des premières sitcoms, dont le moteur repose sur un « super-couple » qui donne à la série son tempo, ses hauts et ses bas. Sans Sam et Diane (le couple en question), pas de David et Maddie (Clair de Lune), de Ross et Rachel (Friends) ou de Jim et Pam (The Office US). Quand Seinfeld déboule à la fin des années 80, plus question de se soucier de tout ça. Ici, plus de romance, de personnages sympathiques ou loufoques auxquels s’identifier. Jerry et ses amis (George, Elaine et Kramer) sont lâches, incultes, tatillons, mal intentionnés et très autocentrés.

Ce mauvais esprit, cette misanthropie presque nihiliste, Seinfeld la doit pour beaucoup à Larry David. Ancien comique de stand-up improvisé scénariste et showrunner pour les besoins du show, David est un monstre de névroses, l’exact opposé d’un sentimental, et vraiment pas optimiste quant à l’évolution de la race humaine. En somme : il incarne et revendique précisément l’inverse de ce que la sitcom « à l’américaine » est censée représenter depuis ses débuts. Aujourd’hui, dans un monde de médias éclatés et très poli, on imagine mal une série aussi désespérée que Seinfeld être diffusée par une grande chaîne de télé et, surtout, avoir un tel succès historique. Dans l’épisode spécial célébrant les 40 ans de l’émission Saturday Night Live, David et Seinfeld ironisaient d’ailleurs sur cet heureux accident, véritable hapax dans l’histoire de la télé américaine – Seinfeld éructant qu’il avait l’impression que lui et David avaient bénéficié « des deux derniers tickets avant que Disneyland crame ».


Cheers, les bars parallèles.

La télévision et le paysage médiatique dans son ensemble ne se remettront jamais totalement du carton de Seinfeld. Après le succès de la série, tout le monde voulait faire (et faisait) la même chose. Seinfeld est un peu ce que Citizen Kane fut au cinéma : venant chambouler un art a priori solide et déjà âgé de quelques décennies, la série révolutionna par son exigence et sa radicalité le monde cossu et propret de la sitcom. Aujourd’hui, impossible pour quelque auteur de sitcom de contester ce patronage : soit les séries s’inspirent directement du modèle créé par David et Seinfeld (quand elles ne la plagient pas), soit elles sont de toute façon influencées de manière inconsciente par ses descendants. La liste des enfants légitimes et illégitime de Seinfeld est sans fin : Friends, How I Met Your Mother, The Big Bang Theory… D’autres sitcoms rendent hommage à leur mythique aïeul au détour d’une réplique ou d’un clin d’œil ; c’est le cas dans Arrested Development ou Community.

 Même son de cloche du côté des Simpson. Déboulé quasiment par hasard sur un réseau tout jeune ayant désespérément besoin de remplir ses grilles de programmes, la série de Matt Groening (ainsi que Mariés, deux enfants, autre portrait au vitriol d’une famille beauf et infréquentable) devint bientôt l’un des fers de lance de la Fox, qui inaugura là son image de chaîne trash et prête à tout pour l’audience. Le carton d’audience de la série, et surtout son acuité à prendre le pouls de son époque (le « zeitgeist ») les fera entrer dans l’histoire. Et sa relève est déjà assurée : jamais la télévision n’aura autant pullulé de séries animée et adultes – aujourd’hui, faire du cartoon à la télé n’accouche plus nécessairement de Tom et Jerry.  Parmi les enfants les plus marquants des Simpson, citons donc South Park, toutes l’œuvre de Seth McFarlane (Les Griffin, American Dad, The Cleveland Show), ou King of the Hill pour les séries animées ; Malcolm, Arrested Development ou Scrubs pour les séries en prises de vues réelles.

Malcolm, les frères pétard.

A la fin de la 7ème saison, en 1996, Larry David, « l’architecte » de Seinfeld quittera finalement la série, après avoir été tenté à plusieurs reprises de le faire par le passé. Logiquement, la qualité des 8ème et 9ème saison s’en sont fait un peu ressentir. Pourtant, plus qu’une réelle baisse de forme, il apparait surtout que la série s’est pris à son propre piège de ne saisir que le futile et le dérisoire. Dans l’un des épisodes de la dernière saison, Elaine sort avec un homme dont elle ne sait pas s’il est caucasien, africain-américain ou d’une autre origine. Ici, la série se retrouve piégée : presque malgré elle, elle aborde des thèmes comme le racisme et sa place dans la société américaine. De façon similaire, le final de la série met en scène les quatre compères obligés de faire face aux accusations de tous ceux qu’ils ont moqués et ignorés durant toutes ces années. La compassion et les bonnes manières auront donc finalement eu raison de Seinfeld. A plus d’un titre, puisque lorsque la série s’achève, sa petite sœur édulcorée Friends a déjà pris le relais, et atteint son acmé. Jerry Seinfeld lui-même devait sentir que le vent avait tourné, et a eu le bon goût d’achever la série avant qu’elle tourne en rond ou devienne dispensable – ce que Les Simpson n’auront pas su faire. Les années 90, où être « soi-même » et « authentique » était si important après les outrances de la décennie passée, avaient vécu. Le roi est mort, vive le roi.

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