Pierre Brice, le Rhin solide
Imaginons une scène prandiale, un dîner au cours duquel vous recevriez des amis allemands. « Admettons, admettons », comme Bigard et sa chauve-souris, que la conversation glisse sur les innombrables différences culturelles que maintiennent nos deux peuples en dépit de notre proximité géographique et de décennies passer à regarder Arte main dans la main. Vous railleriez le Currywurst, eux épingleraient cette absence de ponctualité typiquement latine – qui a contribué à faire perdre à la France des milliards en sous-marins… Eux avoueraient n’avoir jamais rien compris au Père Noël est une ordure (même avec les sous-titres), vous, vous admettriez votre circonspection devant la série Tatort et son succès ininterrompu depuis cinq décennies. Et puis quelqu’un finirait par sortir l’artillerie lourde, le joker, l’une des plus grandes pommes de discorde culturelles gallo-teutoniques : Pierre Brice, interprète de l’indien Winnetou, inconnu chez nous et icône outre-Rhin.
Passée une première incompréhension,
vous en seriez piqué au vif : c’est qui cet acteur au vrai nom tout à fait
français, voire franchouillard (Pierre-Louis Le Bris), né sous le soleil
brestois, dont je n’ai jamais entendu parler ? L’histoire de Pierre Brice,
c’est celle d’un type qui avait tout pour devenir Alain Delon et qui ne l’est
jamais devenu. Et pour cause : la place était déjà prise.
Far Ouest
La carrière cinématographique de
Pierre Brice commence pourtant de la même façon que bien des jeunes loups de
l’époque. Comme eux, il débute dans les films de ceux qui sont issus de la
dernière génération de tenanciers du cinoche « à la papa » :
Marcel Carné, André Cayatte, Yves Allégret. A l’époque, le cinéma français est en
pleine mutation ; la Nouvelle vague s’apprête à déferler et faire son trou
n’est pas chose aisée. Brice ne parvient pas à s’imposer : « J’étais
aussi trop timide, j’avais peu d’amis dans le métier. Cela stagnait en France,
je suis donc parti en Italie, la Mecque du cinéma… » Cinecittà connaît
alors son âge d’or ; on y tourne des centaines de films chaque année et
ses innombrables décors autorisent toutes les folies. Au cours de sa période
italienne, Pierre Brice y tâtera du péplum, du néoréalisme, du film d’horreur…
Son physique marmoréen, son teint hâlé lui permettent lui permettent de jouer Zorro,
un cosaque ou un pharaon d’une façon assez réaliste – en tout cas pour les
standards de l’époque. L’un de ses films a même la chance d’être retenu au
Festival de Berlin, où Brice tape dans l’œil du producteur Horst Wendlandt, qui
lui propose le rôle d’Amérindien qui changera sa vie. À l’époque, Pierre Brice
ne parle pas la langue de Beckenbauer et n’a jamais entendu parler du personnage,
très connu en Allemagne.
C’est que Wendlandt ne prend pas un gros risque en adaptant les aventures de Winnetou pour le grand écran : depuis leur parution dans les années 1870, les romans de Karl May se sont imposés en référence de la littérature jeunesse. Plusieurs générations de jeunes allemands (dont un certain Adolf H.) grandiront avec les pérégrinations exotiques et exaltantes de Winnetou et son frère de sang toubab, Old Shatterhand. Un exotisme de bazar, s’entend, puisque May ne mettra les pieds aux États-Unis qu’à la fin de sa vie, bien après avoir pondu ses œuvres et recréé de toutes pièces un Far West fantasmé. La saga filmique Winnetou perpétuera ce côté un peu toc en choisissant comme décors les montagnes croates et, donc, un Franzose comme héros.
Le dernier problème
Dès le premier film, Le
Trésor des montagnes bleues, le succès est là. Enfants comme adultes se
jettent sur ces westerns bon marché, naïfs et plaisants (jamais édités en DVD
en France mais trouvables sous le manteau) qui sont aussi le moyen idéal de penser à autre chose en cette
difficile période de reconstruction du pays. La vache à lait se porte bien, jusqu’au
mitan des années 60, date à laquelle sort Winnetou III – qui
est, en dépit de son titre, le sixième volet. Problème : pour être fidèle
à l’œuvre littéraire, le personnage doit mourir… Pierre Brice y voit alors une
opportunité : « Je me suis dit que j’en avais fini avec Karl May,
et que j’allais retourner en Italie. J’espérais aussi travailler en France… »
Pour son audience, néanmoins, impossible que le héros reste six pieds
sous terre. Comme pour d’autres figures de fiction avant lui, Sherlock
Holmes en tête, d’intenses campagnes de fans sont menées pour qu’il revienne à
la vie. Comme Conan Doyle avec Holmes, Horst Wendlandt capitule et ressuscite Winnetou.
Quatre autres films suivront avant que Brice raccroche le pagne et le chapeau à
plumes. Entre temps, il est devenu l’acteur préféré outre-Rhin, devant James
Dean et, douce revanche, Alain Delon ! Une popularité qui ne se dément que
peu avec le temps, puisqu’un récent sondage révélait que plus de 80 % des Allemands
connaissent encore le nom de Pierre Brice.
L’acteur compte alors sur cette
fin de cycle pour relancer sa carrière française. Mais par où commencer, pour lui
qui est l’idole des jeunes là-bas et un quasi-inconnu ici ? Il grenouille
dans des films oubliables puis décroche un rôle dans la série Les Dessous
du ciel. Le comédien Gérard Chambre, son partenaire de jeu, rappelle
cette anecdote savoureuse : « Il ne faisait pas complètement
partie du groupe, il arrivait sur le tournage en Mercedes et lunettes de
soleil. Ce n'est qu'à la fin qu'on a compris à quel point c'était une star en
Allemagne... » Mais la sauce ne prend pas, et Pierre Brice finit par
retourner à ses premières amours : il remonte à cheval pour des spectacles
théâtraux en hommages à Karl May à la fin des années 70 puis dans une série
chapeautée par Marcel Camus, jadis réalisateur d’Orfeu Negro. Il
approche les 70 ans quand il fait ses adieux au personnage le temps d’un
téléfilm, puis il s’installe pour de bon en France, pour une raison simple : « en
Allemagne, il m’est impossible de me promener dans la rue ! » Quand
il tire sa dernière révérence en 2015, il a droit à des funérailles nationales en
Allemagne et, chez nous, à une brève nécro dans le breton Télégramme… Ainsi va
sans doute la non-légende française de Pierre Brice.
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