Ilan Klipper, cinéaste : "Un truc particulier, à la fois décalé et sincère"
Votre premier film, Le ciel étoilé au-dessus de ma tête,
racontait l’histoire d’un romancier qui avait connu le succès avec un premier livre
et souffrait ensuite du syndrome de la page blanche. Vous aussi, vous aviez
peur du « syndrome du second album », comme on dit en musique ?
Ilan Klipper : Pas du tout ! D’ailleurs, le personnage du Ciel étoilé
au-dessus de ma tête n’a pas vraiment le syndrome de la page blanche ;
c’est plutôt quelqu’un qui n’a pas transformé l’essai. Il a connu un premier
succès et, pour des raisons systémiques – et aussi parce qu’il est un peu
paranoïaque et pas toujours très malin –, il n’a pas réussi à écrire un
deuxième roman.
Mon angoisse était plutôt liée à ça : avec le temps qui
passe, dans un métier créatif, si tu n’es pas forcément du sérail, si tu n’as
pas su ou voulu te vendre, est-ce possible de continuer à faire des
films ? C’était plutôt cela mon interrogation, et je voyais de plus en
plus de gens autour de moi qui approchaient la cinquantaine et ne travaillaient
plus. Ça me faisait peur. Je me disais que, peut-être moi aussi j’étais
condamné à faire quelques films, et qu’à un moment ça allait s’arrêter.
Vous avez
coécrit le film avec Camille Chamoux. Comment l’écriture s’est-elle
déroulée ? À quel point le film s’est-il nourri de vos expériences respectives
?
Ilan Klipper : Quand j’écris mes scénarios, je ne fonctionne pas comme ce qu’on
apprend dans les écoles de cinéma. Ce qu’on vous y apprend, c’est de raconter une
histoire, avec une scène d’exposition, les différents jalons par lesquels il
faut passer pour tenir en haleine, etc. Je ne pars pas forcément avec une
histoire précise dès le départ, et je ne considère pas que, dans la vie, une
personne se transformera de façon assez linéaire… La vie avance, les situations
sont complexes, et elles vont dans plusieurs directions.
En général, je pars donc plutôt de scènes, écrites à partir de ce qu’on se raconte avec mes coauteurs – ici, c’était Camille. On échange, on parle de choses et d’autres, on en vient à parler d’une personne qu’on connaît, qui nous a elle-même raconté une histoire… On travaille vraiment avec l’ici et le maintenant, l’émotion, l’humeur du moment. C’est ce qui existe en nous qui nous tient en haleine. C’est grâce à cela qu’on obtiendra une scène vraiment incarnée, celle à laquelle on croit. Une fois que ces scènes sont là, on commence à les agencer, à les intégrer les unes aux autres pour donner vie au film. Dans ce cas précis, on savait que la thématique commune de ces scènes était ce couple qui veut tout faire pour rester ensemble.
En tant que cinéaste, vous avez un pied dans le documentaire, comme
avec Funambules (2020)¸et un pied dans la fiction, comme ici. Pourtant il
s’agit d’une fiction très ancrée dans le réel. Quel est l’apport du
documentaire dans la création de telles scènes ?
Ilan Klipper : Je suis un cinéaste totalement autodidacte, j’étudiais l’histoire à
l’université, donc je découvre en permanence… Je cherche constamment ma place, je
me remets en question, j’ai peu d’acquis solides si ce n’est mon expérience.
J’ai réalisé plusieurs documentaires, mais j’ai parfois du mal à mettre en
œuvre dans la fiction ce que j’y ai appris. Pourquoi ? Parce qu’avant, je
réalisais des documentaires assez sombres – notamment sur les institutions – où
le rythme n’était pas du tout le même. On pouvait faire des longs plans-séquence
là où, en comédie, tout est question de dialogues efficaces, du jeu
très précis des comédiens. Ce qui laisse donc assez peu de place à une mise en
scène virtuose, à des plans chorégraphiés, puisqu’on recherche une certaine
forme d’efficacité. Ça peut paraître étonnant, mais j’ai presque dû me
réinventer par rapport à tout ce que j'avais appris.
Cela dit, ce que j’ai, inconsciemment peut-être, conservé du
documentaire, c’est l’idée de scènes « déployées », qui ne vont
jamais dans une direction unique. Ce dont je me suis rendu compte en faisant du
documentaire, c’est à quel point on peut parler d’un sujet puis, en plein
milieu de la discussion, quelqu’un passe à autre chose, qui n’a rien à voir. On
peut avoir l’impression que ça n’a ni queue ni tête, et je reprends parfois cela
dans l’écriture de certaines scènes. On dit quelque chose, c’est de l’ordre de
l’absurde, ça sort un peu de nulle part… Ce n’est pas forcément au service
d’une narration très efficace ou d’une histoire, mais plutôt de personnes
plurielles.
Justement, afin de garder cet aspect spontané et naturel, lors du tournage, vous gardez une fidélité absolue au scénario ou vous laissez vos interprètes improviser ?
Ilan Klipper : On travaille le texte avec les comédiens et comédiennes en amont à la
table, on l’ajuste à leur personnalité, mais on fait très peu d’improvisation lors
du tournage. J’aime bien que les comédiens soient précis, qu’ils soient fidèles
au texte, puisqu’on a souvent mis des années à l’écrire. Souvent, quand un
comédien me dit : « Je peux essayer d’improviser ? »,
je lui dis « Oui, on a mis des années à l’écrire, mais si tu penses que
tu peux faire mieux en quelques secondes, bon courage ! » (rires)
La plupart du temps, ils le constatent d’eux-mêmes.
J’apporte un grand soin aux dialogues, et c’est assez difficile de trouver
des répliques inattendues et surprenantes sur le vif. Dans les films où les
interprètes improvisent, j’ai tendance à le remarquer, à les trouver souvent en
roue libre. Cela dit, il peut arriver qu’on improvise sur certaines scènes « bonus ».
S’il nous reste une demi-heure, je dis par exemple : « Damien, tu peux
te promener en peignoir, en regardant de droite à gauche ? » Ces ajouts
me permettent d’avoir un peu plus de latitude au montage.
Comme vous
le disiez, le choix des interprètes est essentiel en comédie. Lorsqu’on écrit
des répliques drôles, c’est important de travailler avec des interprètes qui
savent eux aussi les rendre drôles. Ce qui est marquant dans le film, c’est justement
le soin apporté à tous les personnages, mêmes ceux que l’on ne voit que dans quelques
scènes.
Ilan
Klipper : J’ai pensé tous les personnages au même
niveau, qu’ils soient principaux ou secondaires. Il fallait que tous aient une
chair propre et surtout des dialogues précis et efficaces. Pour certains,
j’écrivais avec les interprètes en tête, donc ils étaient en phase avec celles
et ceux qui allaient les incarner. Et, par chance, les interprètes sont tous
globalement très bons, et tous ont compris le sens de ce que je voulais faire. À
la lecture du scénario, les gens ont vite compris qu’il y avait un truc assez particulier,
qui permettait de jouer d’une façon à la fois décalée et sincère. Je déteste les comédies où on joue de la comédie. Je
crois qu’un comédien doit chercher à rester premier degré, à défendre son
personnage et pas à chercher à tout prix à être drôle. C’est l’indication que
je donne toujours : de jouer de façon sincère des textes décalés et étranges.
Outre Laurent Poitrenaux, Camille Chamoux ou Sabrina Seyvecou, avec qui vous aviez déjà travaillé, comment s’est fait le choix des interprètes ?
Ilan
Klipper : Comme je le disais, j’avais écrit
certains rôles avec des interprètes précis en tête ; d’autres sont arrivés
par la suite. Quand on distribue les premiers rôles, la règle du marché veut
que, plus on a un comédien ou une comédienne connu(e) et « bankable »,
plus les financements sont faciles à obtenir. Il y a donc un équilibre à
trouver, entre choisir quelqu’un dont on aime le travail et grâce à qui on
pourra pour autant faire financer le film. On a une liberté, mais elle
n’est pas totale.
Pour les
seconds rôles, c’est différent : on peut souvent choisir ceux que l’on
veut, ceux qui nous semblent les meilleurs ; tous ceux que j’ai choisis sont
des gens que j’apprécie. Ce qui m’intéressait, c’était de les déplacer
légèrement. Ariane Ascaride, par exemple, joue souvent des rôles de femmes
bienveillantes, donc ça m’amusait de la mettre dans la peau d’un personnage ambivalent
et plus froid.
Sofian
Khammes a souvent joué des rôles assez flippants – je l’avais trouvé
exceptionnel chez Romain Gavras mais ce n’est pas le genre de personnages que
je crée. J’aimais l’idée de lui donner un rôle de beau-frère, de Français
« de souche » très mignon, très gentil. Je ne l’avais jamais vu dans
des comédies, mais je sentais qu’il avait un potentiel comique très fort. Pareil
pour Jeanne Balibar, je la voyais bien dans ce rôle un peu lunaire, qui vit
dans un monde parallèle, et je voulais là aussi exploiter le potentiel de
comédie qu’elle n’avait pas totalement exprimé. Quant à Sabrina, je travaille souvent
avec elle, c’est ma compagne, je respecte énormément son travail. Elle a fait
plus que jouer dans le film, elle était l’inspiration pour certaines scènes et
en a même écrit certaines.
Avez-vous
des projets en cours, qu’il s’agisse de fiction ou de documentaire ?
Ilan
Klipper : J’ai deux projets, un documentaire et un
de fiction. Le documentaire sera sur mon histoire et celle de ma famille –
c’est la première fois que je m’autorise cela –, sur une famille qui vit dans
plusieurs pays, qui est riche de beaucoup d’histoires. C’est un dialogue avec
mon père, avec ma mère, j’essaie de comprendre ce qu’il s’est passé à un moment
précis de leur histoire. C’est une enquête mais aussi une chronique sur
l’existence. Cela parle aussi de la façon de bien vivre dans notre société
occidentale, avec toutes les questions que l’on se pose. Un peu à la manière de
David Perlov, un cinéaste israélien que j’adore. J’essaie d’interroger mon
quotidien au regard de ce qu’a été mon histoire.
Concernant
mon projet de fiction, le scénario est déjà prêt, je l’ai coécrit avec Michaël
Bourg pour Cinéfrance, qui a déjà produit Le Processus de paix. C’est
un film moral, à mi-chemin entre A Serious Man et Annie
Hall, qui baigne dans un humour yiddish. Et qui pose la question :
vaut-il mieux rester dans les clous et faire ce que la société attend de nous, ou
suivre ses désirs, quitte à semer le chaos autour de soi ?
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