Bushman, 68 année erratique

 


Tournée à l’orée des années 1970, tombé aux oubliettes depuis, fort opportunément distribué aujourd’hui par Malavida Films après sa projection au dernier festival de Bologne, Bushman a tout du diamant brut retrouvé. A voir le film, on comprend néanmoins mieux qu’il ait été cantonné à un relatif anonymat dans son propre pays, tant le film colle peu avec les mythes que les Etats-Unis aimaient se raconter eux-mêmes à l’époque.

Premier mythe, fondateur : que l’Amérique est une terre de Cocagne qui accueille à bras ouverts les « pauvres, les exténués, qui en rangs pressés aspirent à vivre libres » ;  Gabriel, Nigérian venu découvrir les grands horizons étasuniens, en fera rapidement l’amère expérience, quand les portes se ferment une à une lorsqu’il traîne ses guêtres pour décrocher coûte que coûte un visa. Autre légende, plus contemporaine : qu’en cette époque de flower power, la révolution hippie est inéluctable, que le changement arrive les pieds nus et les mains dans les poches. David Schickele semble quant à lui (dès 1971 !) assez clairvoyant des limites et des hypocrisies de ce petit monde qui se veut à l’avant-garde du progressisme : ici, un motard chevelu demande à notre protagoniste de « dire quelque chose en africain » ; là, une femme (blanche) avec qui Gabriel passera une nuit s’esbaudit de « cet homme naturel si à l’aise avec sa personnalité » ; là encore, un riche homosexuel – pas loin de la caricature façon Cage aux Folles – interprété par Jack Nance, le futur Eraserhead de David Lynch, ne demande qu’à être « ravi par le Continent noir. » Preuve qu’on peut donc être peace and love et succomber, fût-ce malgré soi, aux tenaces clichés colonialistes…

Bushman constitue de fait un instantané inestimable des lignes de fracture américaines de l’époque – il a d’ailleurs été tourné en 1968, année au cours de laquelle, le film le rappelle, furent assassinés Bobby Kennedy, Martin Luther King et Bobby Hutton, leader californien des Black Panthers abattu par la police. (JFK et Malcolm X avaient eux aussi été tués quelques années avant.) On repense à cette réplique de Bulworth, satire raciale au vitriol signée Warren Beatty : « -Pourquoi tu penses qu’il y a plus de grands leaders noirs ? – Certains disent qu’ils ont tous été tués... » Et, si le terme de précurseur est souvent utilisé à la légère, c’est pourtant bien ce qu’est Bushman : il précède de quelques années Killer of Sheep, long-métrage séminal de Charles Burnett considéré comme l’acte de naissance d’un certain cinéma afro-américain, social et néoréaliste – tandis que l’idée d’une romance interraciale pave directement la voie à Jungle Fever, film de Spike Lee sorti deux décennies plus tard. Un film que l’on serait tenté de qualifier de libre, qui n’en fait joyeusement qu’à sa tête, à l’instar de son drôle de héros... du moins jusqu’à son ultime rebondissement, dont on sait tout mais dont on ne dira rien, pour en laisser la surprise intacte.

Bushman, David Schickele, 1971. Avec : Paul Eyam Nzie Okpokam, Elaine Featherstone, Mike Slye, Jack Nance, Ann Scofield.

Posts les plus consultés de ce blog

Sylvain Lefort, critique : "Marcello Mastroianni a construit toute sa carrière pour casser son image de latin lover"

Mission: Impossible - The Final Reckoning, entre le ciel et l'enfer

Reporters, conflit de canards