Ingrid Pokropek, cinéaste : "Un récit d’apprentissage avec une dose de fantastique"

 


Comment vous est venue l’idée du film ?

La première idée du film était le code Morse ; j’ai toujours été fascinée par le Morse et ses possibilités cinématographiques. Les codes Morse sont à la fois des images – faites de points et de lignes – et des sons. Ça m’intéressait donc d’utiliser ce langage qui mélange les images et la musique. Je voulais aussi raconter l’histoire d’un père et de sa fille, et c’est comme ça que le film est né.

Le financer et le monter a-t-il été difficile ?

Généralement, quand on développe un film, on l’écrit puis on cherche, parfois durant des années, des financements, puis on commence à tourner. Ce n’est pas ce qui s’est passé ici : j’écrivais le script et un producteur espagnol installé en Argentine m’a dit que sa société cherchait à produire les longs-métrages de cinéastes argentins débutants. C’est la raison pour laquelle le film est né d’une coproduction entre ce producteur et ma propre société de production. Plus tard, nous avons également été rejoints par une compagnie espagnole, qui a elle financé la post-production.

Plus globalement, comment le cinéma argentin est-il subventionné, accompagné par l’Etat ?

Historiquement, sans tenir compte du contexte actuel bien spécifique que vit le cinéma argentin, il y a deux façons de faire des films en Argentine. La façon la plus « industrielle » est de monter le film via les subventions de l’INCA [équivalent argentin du CNC français, Ndr] et de tourner de façon traditionnelle, selon un planning établi, et en n’ayant pas toujours le choix des interprètes ou des équipes techniques.

L’autre façon de faire des films est la voie « indépendante », bien plus libre, très répandue en Argentine. Les producteurs les plus connus du pays montent leurs films de cette façon, grâce à des fonds nationaux ou internationaux privés. J’ai travaillé pendant huit ans de cette façon, c’est forcément plus compliqué, mais cela donne aussi des films plus libres. En tant que productrice, j’ai travaillé sur le film Trenque Lauquen, que nous avons tourné sur six ans, et qui aurait donc été impossible à créer au sein d’un système traditionnel.

Votre expérience de productrice vous a aidé pour quand vous vous êtes lancée dans la réalisation ?

Bien connaître la production de films vous incite à écrire le vôtre en pensant d’emblée au tournage. Comment allez-vous tourner telle scène ? Peut-être que ce sera impossible. Quand vous savez à quelles limites et quelles difficultés vous faites face, vous écrivez différemment, d’une façon très pragmatique. Une grande partie des lieux sur lesquels nous avons tourné n’étaient pas celles auxquels j’avais pensé pendant l’écriture ; quand vous êtes productrice, vous savez que beaucoup de choses imprévues, voire désagréables, peuvent avoir lieu.

Le rôle principal du film est joué par une jeune actrice, Sofía Clausen, qui fait ici ses débuts au cinéma. Comment l’avez-vous découverte ?

La plupart des jeunes acteurs ont été découverts via un casting. Pour les adultes, c’était différent car il s’agissait principalement d’amis, qui n’étaient d’ailleurs pas tous acteurs. L’actrice qui joue Mariana, par exemple, n’est pas actrice mais poétesse de formation.

Dans le cas de Sofía, nous avons organisé un casting pour lequel nous avons rencontré beaucoup de jeunes filles, et elle était parmi les finalistes. Je ne pensais pas qu’elle aurait le rôle car elle avait 12 ans, et les autres actrices 14 ; elle me paraissait un peu jeune… Mais elle était tellement talentueuse qu’elle nous a finalement convaincus. J’ai lu quelque part que François Truffaut, quand il cherchait un acteur pour Antoine Doinel, ne cherchait pas un acteur qui ressemblait à lui-même jeune, mais un acteur doté d’un tempérament et un caractère assez proche. C’était la même chose pour Sofía.

C’était en effet son premier film mais elle avait pris des cours de théâtre à l’école et joué dans une pièce. Elle a appris très vite à apprivoiser la caméra. Après, quand elle a repris le théâtre, elle avait tendance à jouer d’une façon minimaliste, il lui a fallu réapprendre à jouer « en grand », à parler fort, à ne plus chercher la caméra !

Vous êtes native de Buenos Aires. Y a-t-il un aspect de la ville, une « saveur » de celle-ci que vous souhaitiez mettre en avant ?

D’une part, je voulais montrer quelle peut être l’expérience de quelqu’un qui ne vit pas dans la ville, mais dans sa périphérie. C’était mon cas et je devais souvent prendre les transports en commun pour aller dans le centre-ville. Ça forge le caractère car vous êtes obligé de bien connaître la ville, parfois de vous déplacer sans argent et de rentrer chez vous à la fin de la journée.

D’autre part, sans montrer uniquement les lieux touristiques de la ville, je souhaitais montrer certains endroits emblématiques, comme le planétarium, un bâtiment que j’adore. Cet endroit-là, comme les statues de lion ou de taureaux sont des endroits étranges qui m’évoquaient une fable. Je suis donc partie d’éléments très concrets de la ville pour aller vers quelque chose de plus fantastique.



La musique joue un rôle très important dans le film, notamment via le Morse, comme vous le disiez. Le personnage d’Ana joue de la musique avec son corps. Comment avez-vous travaillé avec votre compositeur Gabriel Chwojnik ?

Effectivement, la musique est très, très importante dans le film, et j’ai eu la chance de travailler avec le plus grand compositeur de musique de film argentin, qui a travaillé sur de nombreux films Pampero. Il devait relever le défi difficile de transformer ce code Morse en musique. Ça l’a un peu rendu fou, mais il a réussi à trouver un leitmotiv pour la bande originale. On avait tous les deux de nombreuses influences, notamment la science-fiction, mais on souhaitait aussi une musique plus lumineuse, plus énergique. Le titre du film signifie « les tons majeurs » donc on s’orientait d’emblée vers une musique assez brillante.

Vous enseignez également le cinéma et l’histoire du cinéma, vous avez donc de nombreux films et cinéastes en tête. Pour Los Tonos Mayores, vous souhaitiez faire référence à d’autres œuvres ou préfériez vous libérer de toute influence ?

J’avais vu de nombreux films qui avaient compté pour moi, y compris de nombreux films français. Pour autant je n’en avais pas trouvé qui représentait vraiment à l’écran ce que je souhaitais raconter, qui était un récit d’apprentissage avec une dose de fantastique. Je ne sais pas si mon film est unique, mais j’avais en tout cas l’impression de raconter une histoire assez particulière.

Depuis qu’il a été élu président de l’Argentine, Javier Milei a annoncé son intention de désengager l’Etat de nombreux secteurs, dont celui de la culture. Comment voyez-vous le cinéma argentin évoluer ?

Dans chaque pays, l’Etat soutient la culture, mais notre nouveau président considère que ce n’est pas une priorité – ce que je trouve ridicule. Cette année est très difficile pour le cinéma argentin car l’INCA ne reçoit pas de nouveau projet et beaucoup de créateurs ne savent pas comment ils vont pouvoir continuer à faire des films. Cela dit, en Argentine, nous sommes habitués à subir des crises, nous avons fait des films en dépit de celles-ci, et continuerons à en faire. C’est notre superpouvoir !

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