Blue Moon, nabot boulot
Richard Linklater, ou l’homme qui tourne plus vite que son ombre. A peine avait-on fini de déguster sa godardienne Nouvelle Vague que l’on découvre Blue Moon, qui fuit lui aussi les écueils du biopic classique pour brosser une tranche de vie de Lorenz Hart, ici portraituré en 1943, six mois avant sa mort. Un parolier dont les ballades sont restées dans les annales de la musique américaine moderne, qu’il s’agisse de The Lady is a Tramp, My Funny Valentine ou, bien sûr, de la sérénade qui donne son nom au présent long-métrage.
Tréteaux ou tard
On peut d’ailleurs voir Blue Moon comme un double négatif de Nouvelle Vague. Quand Godard et tous les jeunes Avengers des Cahiers du Cinéma étaient appelés à marquer l’histoire du cinoche, Hart est aujourd’hui tombé dans un relatif oubli – et demeure avant tout connu comme le premier comparse de Richard Rodgers, qui connaîtra la gloire éternelle avec celui qui remplacera Hart à ses côtés : Oscar Hammerstein II. Quand « JLG » faisait sortir le cinéma français de papa des plateaux pour le jeter dans le grand urbain parisien, Hart est, dans Blue Moon, enfermé entre les quatre murs d’un chic restaurant de Manhattan. Seul péché mignon commun aux deux auteurs, peut-être : l’un comme l’autre aime citer profusément les dialogues de Humphrey Bogart dans Casablanca…
Autre trait saillant qui rapproche Lorenz Hart et Jean-Luc Godard (auxquels on pourrait ajouter Orson Welles, à qui Richard Linklater a consacré un beau film en 2008) : leur propension à (se) mettre en scène et à faire, pour paraphraser Shakespeare, de leur vie entière un petit théâtre, fût-il cruel ou absurde. Pas de doute, Linklater aime ces personnages bigger than life et, avec Hart, il est servi : bavard, cynique, mégalo, porté sur la bibine, « omnisexuel » autoproclamé (la façon dont il explicite ledit terme vaut son pesant de gin tonic) … Sans même forcer le trait, la vie du librettiste semble taillée sur mesure pour le grand écran.
Hart of Darkness
Surtout, Hart a la chance d’être interprété par l’un des tout meilleurs acteurs de sa génération, Ethan Hawke. Il y a deux ou trois décennies, le bel éphèbe de Before Sunrise ou de Bienvenue à Gattaca aurait sans doute eu du mal à remplir le costard cintré de Hart. Mais, depuis, Hawke a enchaîné les beaux rôles au cinéma (Boyhood, La Vérité) comme à la télévision (The Good Lord Bird, The Lowdown) – sans oublier celui, proprement phénoménal, de First Reformed. Même les artifices un peu grossiers déployés pour insérer Hawke dans la peau de Hart – qui était notoirement petit, chétif et menacé par une calvitie galopante – n’entament pas l’aisance qu’a l’acteur à se fondre dans le rôle.
Dommage, peut-être, que la mise en scène joliment confinée de Linklater et que l’incarnation inspirée de Hawke soient desservies par le scénario de Blue Moon. Film qui, au fond, est un peu le Mort à Venise de Lorenz Hart – puisqu’il se concentre sur le dernier amour (à sens unique) du compositeur, envers Elizabeth Weiland (Margaret Qualley, onctueuse). Hélas, à vouloir à tout prix slalomer entre les poncifs usuels des biographies filmées, le scénariste Robert Kaplow saute à pieds joints dans d’autres à peine moins souhaitables. Témoin cette capacité, toute forrest-gumpienne, de Lorenz Hart à dispenser des bons tuyaux à des gens appelés à briller. Ainsi, au romancier E.B. White, il donne l’idée d’une souris qui a emménagé dans son appartement ; et à un cinéaste débutant nommé George Hill, il conseille de raconter dans ses oeuvres des « histoires d’amitié ». Le futur auteur de Stuart Little et le réalisateur de Butch Cassidy et le Kid sauront, c’est bien commode, s’en souvenir… Pas de quoi cependant gâter le plaisir procuré par Blue Moon, avec lequel Richard Linklater prouve qu’il demeure l’un des meilleurs artisans du cinéma américain.
Blue Moon, Richard Linklater, 2025. Avec : Ethan Hawke, Margaret Qualley, Andrew Scott, Bobby Cannavale, Jonah Lees.
