La Tour Sombre : Évadés rétro-futuristes
Chaque année, lorsqu’il
s’agit de dresser le bilan de ce cimetière des éléphants que
l’on nomme saison des blockbusters, un film sort du lot. Un film
qui a passé un été plus pourri que vous lorsque vos parents vous
exilaient pendant huit semaines dans une colo au fin fond de la
Creuse. On peut même repérer ce genre de films aisément,
puisque, comme pour la grippe, les symptômes sont les mêmes tous
les ans : rumeurs alarmantes de reshoots/d’un changement de
réalisateur/d’un montage houleux, embargo médiatique, critiques
tiédasses voire assassines, public aux abonnés absents. L’année
dernière et il y a deux ans, on disséquait ainsi respectivement
Suicide Squad et Les Quatre Fantastiques.
Cette année, c’est donc La Tour Sombre qui hérite
de la couronne d’épines – alors même que les prétendants au
titre ne manquent pas : La Momie a mordu la poussière et Ghost in the Shell joué les fantômes au box-office. Mais la règle du jeu est faite ainsi ; comme on dit sur
TF1 : il n’en restera qu’un. Et le sort du film se règle
également toujours de la même façon. Faites entrer l’accusé
(comme on dit sur France 2), expédiez le procès, amenez-moi tout ça
à la guillotine. Circulez, y a rien à voir ! Pourtant, pas sûr
que La Tour Sombre mérite vraiment l’opprobre qu’il
a subi jusqu’ici.
La Tour Sombre
est, à l’origine, une imposante saga de Stephen King, que l’auteur
lui-même considère lui-même comme le « Jupiter »
(Emmanuel Macron, si tu nous lis…) de son non moins imposant
système solaire littéraire. Longue de huit volumes, la saga
englobe tous les genres abordés par le Maître, de l’horreur au
fantastique en passant par le western – le tout fortement imprégné
de références historiques et mythologiques. Vu ainsi, il était
inévitable que les livres attirent un studio hollywoodien (ici Sony)
évoluant au sein d’une industrie toujours plus obsédée par la
propriété intellectuelle et les projets transmédias. Après être
passée entre les mains de J.J. Abrams et Ron Howard, c’est donc à
Nikolaj Arcel, Danois remarqué pour le drame en costumes A
Royal Affair et néophyte hollywoodien qu’échoit la patate
chaude. Dire que le cinéaste a été avalé par l’ogre
hollywoodien tient donc de la litote : comme une prophétie qui
se réalise inévitablement, la postproduction du film a été
difficile, visiblement parce que la plupart des gens à qui on l’a
montré ne « comprenait rien » au film. De fait,
le métrage final, d’une longueur d’une petite heure et demie
tient de l’anomalie au sein d’une industrie toujours plus
gourmande dans la durée de ses films. Pourtant, on peut aussi
raisonner inversement ; se dire que cette durée somme toute
resserrée est un choix de la part d’un film qui pratique plus
volontiers la rétention stratégique d’informations que leur
déballage tel quel.
Se pencher sur La
Tour Sombre, c’est finalement revenir à la question même
de l’adaptation d’un livre au cinéma : quand on aborde un
texte aussi massif, qu’en retient-on en premier lieu ? Le
cadre bien sûr, la « cosmogonie » si l’on veut, les
protagonistes, les antagonistes, leurs caractéristiques respectives
et, ensuite, l’intrigue. C’est ce que cherche à faire le film :
poser les bases de son univers bien à lui et de son triumvirat de
personnages, avant de faire démarrer à proprement parler l’action.
Lorsqu’il se charge de bâtir ces fondations, le film s’en sort
plutôt bien : les personnages, bien que stéréotypés, sont
solides et crédibles et, de fait, leur affrontement l’est aussi.
Là où le bât blesse, c’est qu’en nous ouvrant une fenêtre sur
un monde que l’on sait être plus vaste, le film dévoile cet
univers dans ce qu’il a de plus convenu. En témoigne le trope usé
jusqu’à la corde du « gamin élu » (le plus connu
d’entre eux étant sans aucun doute Harry Potter) qui sera chargé
de protéger un monde au bord de l’extinction. Si vous avez
l’impression d’avoir déjà vu ça plein de fois (en mieux), c’est
le cas, même si vous regardez dix fois moins de films que nous.
Visuellement, le son de cloche est le même : à la vision du
film, on pense parfois à Rencontres du troisième type,
Interstellar, Mad Max : Fury Road,
Stranger Things, mais aussi, et c’est plus problématique, à
la vague de dystopies young adult ayant envahi les écrans
depuis une dizaine d’années. Un juste retour des choses peut-être,
puisque l’influence de Stephen King sur le cinéma de genre n’est
plus à démontrer ; mais aussi et peut-être surtout une
incapacité à proposer un nouvel horizon visuel. L’interprétation,
elle aussi, est inégale : au milieu d’acteurs de télé assez
fades et d’un gamin moyennement convaincant (n’est pas Christian
Bale dans Empire du Soleil qui veut) brillent le
truculent McCo, que l’on aimerait bien revoir en méchant (mais pas
coiffé comme ça, on dirait Barry Manilow) et Idris Elba, qui trouve
là son meilleur rôle hollywoodien.
La Tour Sombre est de
fait une bizarrerie dans le paysage du blockbuster contemporain, et
l’accueil négatif qu’il a reçu était finalement assez
prévisible ; comme si un film qui choisit de prendre le temps
de poser sereinement les bases de son univers plutôt que de brûler
les étapes était forcément suspect. Après tout, les sociologues
vous le diront mieux que nous : on vit maintenant à l’ère de
l’hyper-information, une époque où tout le monde veut tout
savoir, tout de suite. Des temps où la patience et la lenteur n’ont
jamais été aussi peu tolérées, à tel point que l’on aura
peut-être bientôt « la nostalgie du sentiment d’ignorance »,
comme l’écrivait l’auteur Douglas Coupland dans son bouquin
jPod. Au cinéma, c’est pareil : le public veut tout
savoir, habitué qu’il est à ce qu’on lui serve un plat
préchauffé, prémâché et prédigéré.
La norme pour un studio qui met en
avant sa propriété intellectuelle est désormais de proposer en
marge de ses tentpoles (ses gros films-vaches à lait) une
série qui raconte ce que le film n’a pas dit, puis un
court-métrage qui raconte ce que la série n’a pas dit, un
comic-book qui raconte ce que le court-métrage n’a pas dit. Etc.,
etc. L’ère du mystère et du suspens a bel et bien vécu. Comme
ses congénères, La Tour Sombre est pourtant un projet
conçu sur plusieurs médias : une série centrée sur la
jeunesse du personnage du pistolero Roland Deschain est prévue –
mais pour quand ? La date de diffusion de la série reste encore
floue, même si Sony à d’ores et déjà débauché le producteur
de The Walking Dead Glen Mazzara pour la superviser. Pour exister face à
Marvel et consorts, il aurait fallu que, comme son personnage, Sony
dégaine vite, balance la série dans la foulée afin de battre le
fer quand il était encore tiède, avec de préférence un John
Boyega ou un Chadwick Boseman à sa tête. Pire encore, on ne sait
pas s’il s’agit là encore de prendre son temps ou si la ligne
directrice de la saga est toujours imprécise pour ses producteurs –
dans tous les cas, les signaux envoyés ne sont pas très rassurants.
Si elle veut éviter de finir rebootée ou de prendre la poussière chez Louis la Brocante (comme on dit sur France 3), La Tour
Sombre va devoir passer la seconde d’ici peu, pour le
meilleur comme pour le pire. Pas sûr que le public l’attende
beaucoup plus longtemps.
La Tour Sombre (The Dark Tower), Nikolaj Arcel, 2017. Avec : Idris Elba, Matthew McConaughey, Tom Taylor, Jackie Earle Haley, Katheryn Winnick.