Échec et mate-moi ça : comment Le Jeu de la dame a plié le game

Beth Harmon est une joueuse d’échecs orpheline et coiffée comme Bozo le clown. Non moins important : Beth s’est trustée en quelques mois seulement une bonne place dans le Panthéon des séries télé, aux côtés de MacGyver, Tony Soprano et l’infréquentable famille Simpson. Plus encore, Le Jeu de la dame, puisque c’est bien de cette série-là dont on parle, a fait troquer plus d’un iPad pour un plateau d’échecs – rien de moins qu’un petit exploit, en 2020. 

La rançon du génie

On peut dénombrer au moins 3 géniteurs aux aventures filmées de Beth Harmon. Walter Tevis, tout d’abord, auteur du roman originel (que les éditions Gallmeister viennent opportunément de republier en français). Décédé en 84, Tevis est surtout connu pour ses romans adaptés au cinéma : L’Arnaqueur et sa suite La Couleur de l’argent, tous 2 avec Paul Newman, et L’homme qui venait d’ailleurs, dont l’adaptation fut portée par Bowie dans un de ses rôles ciné les plus fameux. Les deux autres, Scott Frank et Allan Scott, sont surtout connus comme scénaristes chevronnés, talentueux et méconnus – comme c’est souvent le cas à Hollywood. Scott Frank a signé quelques beaux scripts pour des grands réalisateurs (Steven Soderbergh, Steven Spielberg, Sydney Pollack) tandis qu’Allan Scott a surtout officié sur des téléfilms après une juteuse carrière dans… le whisky ! Avant Le Jeu de la dame, Scott Frank avait déjà travaillé avec Netflix sur Godless, western révisionniste diffusé en 2017, qui connaîtra ce qu’on appellera pudiquement un succès d’estime et convaincra Frank d'adapter sous forme de série plutôt que de film le bouquin de Tevis sur la « rançon du génie ».

 

 

On connaît la suite : Le Jeu de la dame fera péter les scores, en s’imposant comme l’un des programmes les plus regardés de l’histoire de Netflix et deviendra plus largement un phénomène sociétal. Mais, au fait, pourquoi cette série-là ? Pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre, alors que nous sommes désormais dans l’ère de la « Peak TV », où l’offre n’aura jamais été aussi pléthorique et les goûts jamais aussi compartimentés ? A la fin de Game of Thrones, qui avait su avec succès marier les codes de l’heroic fantasy à ceux du feuilleton populaire, on avait pu croire à la fin d’une série happant autant de gens à la fois, d’une telle « grand-messe cathodique », mais Le Jeu vient nous contredire. Car, outre ses qualités intrinsèques, la série aura pu compter sur 3 avantages de taille : le timing, le timing et le timing. Après les facéties d’un pangolin, les confinements sans fin et la fermeture d’une grande majorité des lieux où la culture se transmet et où l’opinion se façonne, vaste était le boulevard pour que tout le monde regarde la même chose au même moment. Or si la série, bien écrite, bien jouée, bien réalisée, ne manque pas d’atouts, elle est souvent bien moins novatrice qu’on a bien voulu le dire.

Vox populi, vox dei

Car la reconstitution d’époque est au cordeau, certes, mais Mad Men (d’avec qui le rapprochement est le plus évident) ou Rome ont précédemment imposé cette exigence comme nouveau standard. Le portrait, âpre et honnête, de l’addiction à l’alcool et aux cachetons est non moins remarquable, mais d’autres séries (dont l’animée BoJack Horseman, déjà sur Netflix) ont déjà ouvert la voie à cette peinture sans fard de la bataille livrée contre « le poison ». Mais l’une des raisons du présent succès est peut-être sociologique, lecture toujours périlleuse à laquelle on se risquera néanmoins : alors que le monde entier partait en sucette, aura-t-on collectivement trouvé du réconfort en la destinée de la cabossée mais in fine triomphante Miss Harmon - sans compter que le chromo 60s est tout aussi rassurant. Rien de plus tentant que la nostalgie, par les temps qui courent… La représentation même des femmes dans les années 60 est, comme l’a écrit le Washington Post, embêtant dans sa réécriture de l’histoire autant qu’il est grisant dans son ouverture du champs des possibles.

 

Alors oui, on recommande Le Jeu de la dame, 7 belles, quoiqu’inégales, heures de télévision qui vivent et meurent par le talent de leur actrice principale, Anya Taylor-Joy, dont on n’a pas fini d’entendre parler. Mais on conseille aussi de mettre les mains dans le cambouis, d’aller creuser et farfouiller dans le maquis des algorithmes, au-delà des têtes de gondoles et des feux de paille, et même, inch’allah !, d’aller voir ce qui se passe dans la bibliothèque la plus proche de chez vous et d’en vider les étals. Beth Harmon elle-même serait sans doute d’accord : il est parfois bon de se tenir assez loin de la foule déchaînée.

Le Jeu de la dame (The Queen's Gambit), Scott Frank & Allan Scott, 2020 (1 saison). Avec : Anya Taylor-Joy, Thomas Brodie-Sangster, Bill Camp, Moses Ingram, Marielle Heller.

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