Being the Ricardos, fidèles au poste
Quand une légende de la télévision américaine (Aaron Sorkin) s’intéresse à une autre légende de la télévision américaine (Lucille Ball), cela donne Being the Ricardos, qui raconte la fabrication d’I Love Lucy, sitcom pionnière de son époque. Une thématique qui court le risque de s’enfermer dans le micro-sujet, et de ne parler qu’à une poignée d’exégètes de la sitcom (dont on fait partie) et de sorkinophiles hardcore (dont on fait également partie), mais en tout cas totalement cohérente avec les obsessions de l’auteur, lui qui avait déjà signé une trilogie de séries sur les coulisses du petit écran (Sports Night, Studio 60 on the Sunset Strip, The Newsroom) et su jouer avec les passages obligés du biopic plan-plan dans The Social Network (qui s’arrêtait alors que le Grand Zuck était aux portes de la gloire, bien avant Cambridge Analytica et le metaverse) et Steve Jobs, centré sur une poignée de moments clés dans l’histoire d’Apple. Being the Ricardos compresse encore davantage cette unité narrative, pour se dérouler sur une semaine – temps que demande la création d’un épisode de série –, particulièrement éprouvante pour Lucille Ball (Nicole Kidman) et son époux des deux côtés de l’écran, Desi Arnaz (Javier Bardem). En plus de la pression liée aux affaires courantes, il leur faudra jongler avec une accusation de communisme (crime ultime lors de la chasse aux sorcières à l’orée des 60s) et une grossesse non-désirée qu’il faudra, d’une façon ou d’une autre, faire passer à l’écran, alors que la chaîne qui diffuse la série, la conservatrice CBS, refuse de montrer des femmes enceintes… ou même que soit prononcé le mot « enceinte » !
Le plus beau compliment et le principal reproche que l’on pourrait faire à Being the Ricardos est qu’il s’agit, surtout et avant tout, d’un film de scénariste. Une fois acceptée une narration un peu artificielle (en plus de tout ce qui se déroule au cours de ladite semaine, s’enchaînent des flash-backs, et des flash-forwards en forme d’interviews reconstituées), on peut apprécier ce qui fait, depuis toujours, le génie de Sorkin : les joutes verbales. Une puissance du mot et du verbe, jamais gratuit, mais toujours presque vital, ou chacun tente de convaincre et persuader l’autre du bien-fondé de ce qu’il raconte. Cette prépondérance de la parole est peut-être ce qui explique, en partie, la présence récurrente de scènes de tribunaux dans l’œuvre sorkinienne (Des hommes d’honneur, Le Grand jeu, Les Sept de Chicago et même The Social Network), tant ces lieux sont régis par le langage, et où une bonne ou une mauvaise plaidoirie aura parfois une incidence de vie ou de mort. Et de « dialogue » à « dialectique », il n’y a qu’une et même racine, car la parole est, ici, éminemment politique. La dialectique, c’est bien de cela qu’il s’agit entre Lucille Ball et Desi Arnaz, mariés d’amour, mais si différents. Elle, l’actrice dont la carrière hollywoodienne est déjà fanée ; lui, le latin lover dans la force de l’âge au charme incandescent… Elle, socialiste bon teint, soucieuse des intérêts des gens de peu, au point d’être suspectée sympathisante soviétique ; lui, le réfugié cubain qui a vu sa maison dépossédée par les Rouges et a fui vers les États-Unis…
Chez Sorkin, le verbe et la parole revêtent également un autre rôle, et pas des moindres : celui de la représentation. Il ne suffit pas de convaincre et persuader l’autre, il faut le faire avec brio, avec panache, dans les règles de l’art, le faire savoir à tout le monde. « La forme, c'est le fond qui remonte à la surface », comme disait Victor Hugo. Et, en la matière, dans le vaudeville (ou la sitcom, son descendant télévisuel), chaque virgule, chaque silence, chaque inflexion compte. Déjà, dans son magnum opus, The West Wing (seule série télé qu’il n’ait pas consacré aux coulisses de la télé), Aaron Sorkin montrait bien ce glissement d’une politique de politiciens vers une « comédie du pouvoir » et annonçait (ou influençait ?) la vague de chefs d’Etat qui sont avant tout d’habiles communicants (Emmanuel Macron, Justin Trudeau et bien sûr Barack Obama). Sur le petit écran, plus que partout ailleurs, il ne faut jamais faire défaut au rôle bien circonscrit qui nous a été imparti, en dépit de tout ; les dissensions créatives comme les disputes de couples, aussi graves soient-elles… Le coda tragicomique de Being the Ricardos ne dit pas autre chose ; il s'agit de créer l’illusion quoiqu’il arrive car, comme le chantait si bien le King of Queen : the show must go on.
Being the Ricardos, Aaron Sorkin, 2021. Avec : Nicole Kidman, Javier Bardem, J.K. Simmons, Nina Arianda, Tony Hale.
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