Profit, l'enfer est à lui

On imagine sans peine les tronches éberluées des téléspectateurs de la très droitière Fox regardant le pilote de la série Profit. Jugez plutôt : Jim Profit (l'affuté Adrian Pasdar, vu depuis dans Heroes), jeune cadre prometteur au sourire carnassier et à la mâchoire carrée, entre dans son bureau, toise une femme qui l’empoigne pour l’embrasser, alors qu’il lui résiste vaguement. Puis, il lui lance quelques mots qui lui seront fatals : « Bonjour, maman. » En réalité, c’est sa belle-mère, mais le mal est fait ; les téléspectateurs, horrifiés, zappent en masse. La Fox diffusera les 3 épisodes suivants avant d’arrêter les frais : les 4 restants seront diffusés uniquement sur des chaînes câblées. En France, Profit connût un destin un peu plus souhaitable puisqu’elle fut diffusée intégralement sur la défunte Canal Jimmy et ardemment défendue par l’expert ès séries Alain Carrazé.

Yuppie ki-yay

Il faut dire que ceux qui étaient habitués aux séries télé aux personnages très polis et recommandables avaient de quoi avoir le poil hérissé ; dans Profit, tout n’est que tromperies, trahisons, coups bas et même assassinats. Yuppie sans foi ni loi qui pourrait être le cousin du Patrick Bateman d’American Psycho, Jim Profit est prêt à tout pour accéder aux plus hautes sphères du conglomérat Gracen & Gracen et détrôner ses dirigeants, qu’il hait autant qu’il envie. Rien ni personne ne saura l’empêcher d’accomplir sa volonté. Seul petit caillou dans cette roide mécanique : sa belle-mère Bobby, avec qui il entretient donc une relation ambiguë, qui revient le hanter pour lui rappeler sa misère condition passée – et accessoirement lui soutirer du pognon.



Pourtant, Jim Profit n’est pas tout à fait le mal incarné qu’on a parfois décrit. S’il cumule effectivement les vices comme on collectionnait à l’époque les Pogs, il les assume au grand jour, quand d’autres, à peine moins tordus, les enfouissent péniblement sous le tapis. Profit fait chanter le psy d’une collègue pour manipuler celle-ci ? La belle affaire : le doc en question abuse de ses patientes et fait interner celles qui lui résistent. Profit fait chanter sa secrétaire pour qu’elle lui soit corvéable à merci ? Celle-ci pique dans la caisse de l’entreprise pour payer les frais d’hôpitaux de sa mère. Jim Profit (né Stakowski mais doté d’un pseudo explicite) c’est la mauvaise conscience d’une certaine Amérique, cornaquée par des entreprises omnipotentes et abrutie par les heures de télévision qu’elle ingurgite, ce fameux « téton de verre » addictif dénoncé par l’auteur Harlan Ellison. C'est là que se loge la vraie violence de la série, et pas dans la crudité de certaines scènes graphiques, auxquelles le téléspectateur lambda a été seriné, fût-ce de façon euphémisée, par des décennies de séries policières. Cette charge satirique a probablement contribué à enterrer une série pourtant brillante – l’ironie suprême étant qu’elle était diffusée sur une chaîne détenue par Rupert Murdoch, propriétaire d’un des conglomérats les plus tentaculaires et les plus conservateurs au monde.

Petite révolution à l’époque de sa diffusion, Profit fut avant tout une révolution de palais. A son origine se trouvaient John McNamara et David Greenwalt, deux scénaristes chevronnés ayant précédemment officié sur des succès populaires comme Les Années coup de cœur, Docteur Doogie ou Lois et Clark. A la production, on trouvait également le vétéran Stephen J. Cannell, responsable des « fameuses » L’Agence tous risques, 21 Jump Street et Le Rebelle. Le nom même de Jim Profit était un hommage à Mel Profitt, génie du mal interprété par Kevin Spacey (qui d’autre ?) dans Un flic dans la mafia, précédente production de Cannell qui laissa une empreinte durable, en premier lieu sur Les Soprano. Profit, elle, ne fut pas moins influente : quelques années plus tard, les séries du câble pour qui moralité fluctuante, vie criminelle et satire sociale seraient du pain quotidien, finiraient par triompher. Tony Soprano, Vic Mackey, Dexter MorganWalter White, Don Draper sont tous à leur façon des héritiers de Jim Profit et sa courte vie… Pas de doute : souvent, le meilleur moyen d’être pile en phase avec son époque est d’être en avance sur son temps.

Profit, David Greenwalt & John McNamara, 1996 (1 saison). Avec : Adrian Pasdar, Lisa Zane, Sherman Augustus, Scott Paulin, Keith Szarabajka.

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