Confessions d'un Tom dangereux : Partie 2, La mauvaise réputation

1993. En une petite décennie, Tom Cruise est devenu l’un des acteurs les plus puissants d’Hollywood. Ultra-bankable, tous les projets les plus excitants et les plus guettés passent par lui. Par ailleurs, le « supercouple » qu’il forme avec Nicole Kidman, achèvent de les faire entrer dans le cercle des personnalités les plus en vue d’Hollywood, et donc du monde. Son pouvoir, appelons ça le « Cruise control », semble sans limite. Tom peut et veut tout faire. Même porter sur ses seules épaules Mission : Impossible, adaptation cinématographique d’une série pourtant chorale ? Oui.

Mais ce tableau idyllique cache, comme tout autre, sa part d’ombre. Car depuis le début de la décennie 90, l'acteur ne cache plus son appartenance à l’église de Scientologie, culte controversé (qui possède néanmoins le statut de religion aux Etats-Unis) auquel il a été introduit par son ex-épouse Mimi Rogers. Sa filiation à ce groupement deviendra peu à peu prépondérante dans sa vie et sa carrière, au point parfois d’éclipser son activité d’acteur. Car l'homme ne cessera de claironner à qui veut l’entendre tout le bien qu’il pense de cette secte qui, dit-il, l’a aidé à résoudre ses problèmes personnels, à commencer par sa dyslexie. Un prosélytisme qui ne lui fit pas que des amis au sein de la Mecque du cinéma. En 2005, après la tournée promo de La Guerre des Mondes, qui prit des allures de vrai-faux « Scientology Tour », Steven Spielberg déclarera même publiquement ne plus vouloir travailler avec Cruise. Dommage : vu les grandes œuvres de science-fiction que constituent Minority Report et La Guerre des Mondes, on aurait aimé voir les deux hommes collaborer à nouveau. Steven, lui, préfère désormais tourner avec un autre Tom, plus consensuel et fédérateur : Hanks.

Pire encore, quand l'acteur annonce accepter le premier rôle de Walkyrie, récit d’une tentative ratée d’assassinat d’Hitler par un colonel allemand, les descendants de ce dernier et une flopée d’officiels teutons se soulèvent contre ce choix de casting, à les entendre douteux. Pour eux, l’idéologie sciento est incompatible avec le statut d’héros de la Résistance dudit colonel. Cette levée de boucliers - quand il ne s’agit pas d’un appel au boycott, comme pour Walkyrie - croîtra durant toute la décennie 2000, jusqu’à faire de Cruise et ses dérapages médiatiques (le fameux « couchjumping » chez Oprah Winfrey), l’un des personnages hollywoodiens les plus controversés de son ère. La Paramount, avec qui ses liens commerciaux sont pourtant solides, le lourde même en 2006 pour « suicide créatif » - l'expression est explicite. Paradoxalement pourtant, l’acteur reste un personnage passionnant, tant on voit à quel point ces vues et l’appartenance à un tel culte irrigue sa filmographie.

Dans La Firme, qui donnera une nouvelle direction à la carrière de Tom, celui-ci incarne un jeune avocat, droit dans ses bottes, heureux en mariage et fauché comme les blés. Quelle n’est donc pas sa surprise lorsqu’il apprend qu’il a été recruté par un puissant cabinet d’avocats (voir le titre), qui lui promet succès, richesse et félicité. Mais quelque chose se détraque rapidement dans cette mécanique trop bien huilée. Car la firme, controversée et marquée à la culotte par le gouvernement, est omnipotente. Sorte d’extension infinie du village du Prisonnier, elle voit tout, sait tout. Elle pousse même le personnage à l’incartade conjugale, dans le seul but de pouvoir le faire chanter ! In fine, la firme s’avère être une très lucrative vitrine pour une activité de blanchiment d’argent issu des activités mafieuses. Une « famille », un clan qui en cache un autre, celui-ci aux intentions nettement moins altruistes. Cela ne vous rappelle rien ?

Cette idée d'un individu tentant de mettre à mal une entité omnisciente qui le manipule et l’encercle, on la retrouve également de façon très claire dans Mission : Impossible. Pour la première adaptation ciné de la série, Brian de Palma fait fort : il dézingue dès les premières minutes quasiment toute l’équipe de l’Impossible Mission Force (l’ADN choral de la série), pour laisser Ethan Hunt désemparé face à un ennemi qu’il ne connaît pas – ou qu’il connaît justement trop bien. La question sous-jacente du film : peut-on vraiment mettre à mort ce qui nous a créé ? Et n’est-ce justement pas là partir en guerre contre soi-même ? Des thématiques identitaires assez parlantes et dont Cruise semble lui-même assez conscient et avec lesquelles il s’amuse à jouer. Ainsi, dans Magnolia, du petit génie Paul Thomas Anderson, joue-t-il un minable gourou, bonimenteur improbable qui anime des séminaires dans lesquels il exhorte les hommes à « respecter la queue », et mis à mal par les questions trop pertinentes d’une journaliste. Dans Oblivion, accompagné d’une partenaire féminine à qui on a lavé le cerveau (quelqu’un au fond a crié Katie Holmes ?), il cherche à démasquer une organisation qui le surveille de près - et tente d’y retrouver un peu de sa liberté et de son humanité. Assez logiquement, la presse, notamment anglo-saxonne, ne verra en Oblivion qu’un nouveau « cheval de Troie » de prosélytisme. Mais, bien plus qu’un véhicule scientologue, Oblivion est avant tout l’aboutissement des thématiques cruisiennes entreprises pile vingt ans avant avec La Firme.

 

Autre thématique, même cohérence : celle du rêve, qui habite Eyes Wide Shut et Vanilla Sky. A priori, pas grand-chose ne rapproche les deux films : Eyes Wide Shut est le dernier tour de piste d’un chef d’orchestre sadique, Stanley Kubrick, et un chant du cygne macabre et prémonitoire (Cruise et Kidman, aussi en couple dans le film, divorceront deux ans après sa sortie), tandis que Vanilla Sky est l’entêtante ballade pop d’un auteur au sommet de son art, Cameron Crowe, auréolé du succès de Presque Célèbre. Pourtant, à y regarder de près, les deux films sont les deux facettes d’une seule et même pièce. Dans les deux films, l'acteur (dans deux des performances les plus vertigineuses de sa carrière), n’arrive pas à dissocier la frontière entre rêve et réalité, dupé par ses femmes, abandonné par ses amis et poursuivi là encore par des sociétés secrètes aux funestes desseins. Mais là où Vanilla Sky constitue une rêverie douce-amère (à l’image du ciel de vanille du titre, inspirée des tableaux de Van Gogh), Eyes Wide Shut est un cauchemar, un engrenage anxiogène, qui vous prend à la gorge pour ne plus vous lâcher jusqu’à un « unhappy end » grinçant – autrement dit, du Kubrick dans le texte. Pour l’anecdote, on rappellera d’ailleurs que le film espagnol sur lequel est basé Vanilla Sky s’intitule Ouvre les yeux (soit le négatif des « yeux grands fermés ») tandis qu’Eyes Wide Shut est adapté d’une courte histoire intitulée La Nouvelle rêvée – titre qui siérait à ravir à Vanilla Sky.

De façon similaire, La Guerre des Mondes et Lions et Agneaux, traitant tous deux (plus ou moins explicitement) de la guerre en Irak et de la politique américaine sous l’ère Bush fils, résonnent en cœur. Dans le premier, Cruise est un père absent chargé de protéger ses enfants quand débarquent sur Terre des aliens malfaisants. Dans l’autre, il incarne un sénateur américain chargé de faire avaler à l’opinion publique une nouvelle intervention des forces armées américaines au Moyen-Orient. Là encore, le prolétaire largué et le communicant irréprochable ne font qu’un dans le récit de cette « guerre sale » et organique. Et, là encore, les thématiques abordées (celle de la perception faussée de la réalité et de la « Terre comme champ de bataille ») sont à rapprocher de la dianétique et des préceptes scientologues.

 

Une plus large cohérence encore caractérise bon nombre d’essais cruisiens, et particulièrement les plus récents. Car en deux décennies, il est devenu, on l’a vu, un personnage incontournable, qui incarne à sa façon ce qu’Hollywood est capable d’enfanter de pire et de meilleur. Un acteur de premier plan, une star totale ? Oui, mais pas seulement. Car il est devenu plus que cela : il est devenu « Tom Cruise » - on s’explique. Car s'il incarne une espèce en voie de disparition à Hollywood (l’acteur old school qui donne corps à chacun de ses rôles comme un artisan travaille son matériau), il aura surtout fini par incarner le rôle de sa vie : lui-même. Chaque film de la franchise Mission : Impossible, finalement, ne repose que sur cet argument, ridiculement simple mais toujours aussi redoutable : voir Tom Cruise se lancer dans les cascades les plus invraisemblables (et irrésistibles) qui soient. Dans le quatrième film, Protocole Fantôme, il escaladait le Burj Khalifa, plus haut immeuble du monde. Dans Rogue Nation, il s’accroche à main nues un avion qui décolle, avant d’en sauter avec sa cargaison. Quelle est la prochaine étape ? L’espace ? Et pourquoi pas !

Le cas d’un film comme Night & Day est lui aussi intéressant ; tous les ingrédients d’un autel personnel y sont réunis : les scènes d’action défiant les lois de la gravité, les clins d’œil à la filmo passée (on y retrouve Cameron Diaz, déjà à ses côtés dans Vanilla Sky), le personnage réduit à un archétype… Le film pourrait s’appeler Mission : Impossible 3.5 mais non. Plus encore qu’un film d’action, c’est surtout un « Tom Cruise movie ». Des films comme Collatéral et Jack Reacher poussent même l’abstraction un peu plus loin : l'acteur y devient une ombre, un fantôme, un concept. Un personnage omniscient qui sait tout, voit tout, a une longueur d’avance sur n’importe quel personnage du récit. Dans Rogue Nation, le personnage d’Alec Baldwin affirme qu’Ethan Hunt (donc Cruise) est « l’incarnation vivante du destin », et on ne peut que lui donner raison. Hier, un film comme Entretien avec un vampire le disait : Tom Cruise (ou en tout cas « Tom Cruise », soit les démultiplications de l’acteur à l’écran) est immortel. C’est un vampire, une créature sans âge dont l’absence de vieillissement en deviendrait presque suspecte. Edge of Tomorrow reprenait ce principe-là de façon roublarde : il y incarne (une nouvelle fois) un soldat chargé (une nouvelle fois) de contrer une invasion alien. Le twist ? À chaque tentative de contre-attaque, il meurt, avant de ressusciter et de reprendre à zéro, ad vitam aeternam ! De moins en moins humain, l’acteur semble pourtant de plus en plus adulé pour ça.

À ce titre, Jerry Maguire pourrait passer pour une véritable bizarrerie : l'acteur incarne un agent sportif cynique sommé de se réinventer quand sa firme (!) le met à la porte. Repartir de zéro pour retrouver son humanité, voilà qui paraît tout de même familier sur les terres cruisiennes. Cette veine « humaine » sera d’ailleurs reprise par Mission : Impossible : III, dans lequel J.J. Abrams tentera d’humaniser et de « normaliser » (en lui donnant une femme, une vie quotidienne…) un personnage qui ne demandait pas vraiment de l’être. Résultat : Abrams accouche d’un film le cul entre deux chaises, ratant ses objectifs (faire du personnage un M. Tout-le monde qui s’ignore) mais réussissant sa mission (livrer un film d’action somme toute efficace). Tom n’est plus tout à fait humain : un peu plus que ça, ou un peu moins que ça, c’est selon. Et que reste-t-il à faire, lorsqu’on est devenu « Tom Cruise » ? En prendre conscience, jouer avec les attentes du public, que cela soit sur le ton de la parodie (Austin Powers dans Goldmember), de la satire (Tonnerres sous les Tropiques), ou de la caricature (Rock Forever). En somme, multiplier les masques pour mieux se révéler – comme dans Eyes Wide Shut. Joli paradoxe. Pas le moindre quand on parle de Tom Cruise...

Article initialement paru sur le défunt site Waddup en 2015.

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