Élire le "Meilleur Film de l'Histoire" : qui s'en fout ?
Chaque fin d’année est porteuse d’embrassades
sous le gui, de maux plus ou moins viraux ou, pire encore, de listes et tops en
tout genre. Le cinéma ne fait pas exception, et tout média se
voulant « sérieux », des Inrocks au Journal de Mickey, y va de son classement.
Sans doute faut-il y voir le réconfort vaguement eschatologique – collapsologiste,
dit-on aujourd’hui – d’une société persuadée d’être en bout de ligne, menacée
par les coups de boutoir des guerres mondialisées, des pandémies et des coupures
d’électricité délestages. « Comme autant de listes à écrire dans la
pierre, de comptes à rebours avant l’Apocalypse » avait-on déjà pu
écrire. Fin d’année, fin de décennie, parfois même fin de semestre : tous
les instants sont bons pour ces classements.
Best of the Best
Une version plus aboutie encore, une « évolution » comme on disait à propos des Pokémon, concerne l’élection du meilleur film de l’histoire, ou pour l’écrire avec l’emphase nécessaire, le « Meilleur Film de l’Histoire ». Là, fini de rire : c’est du cinéphile, du dur, du vrai, du tatoué. Publication des plus vénérables, la revue anglaise Sight and Sound fait précisément paraître depuis 1952 sa liste des « Meilleurs Films de Tous les Temps ». Pendant plusieurs décennies, c’est Citizen Kane qui régna en père peinard sur un classement gentiment ronronnant. En 2012, Kane fut détrôné par Sueurs froides, mais le suspense était loin d’être insoutenable – le film d’Hitchcock figurait dans le top 10 depuis trente ans.
Il faudra attendre cette année 22
pour que, patatras, le choc ait lieu et qu’un film (Jeanne Dielman, 23,
quai du commerce, 1080 Bruxelles, de Chantal Akerman), dont le langage cinématographique
et les résonnances sont bien loin des inamovibles tenants du titre, truste la
première place. Depuis le dévoilement de ce choix, un certain consensus voudrait
que le concours ait été truqué ou que celles et ceux qui façonnent ce
classement avaient visiblement courbé l’échine face à l’idéologie « woke »,
chiffon bien commode que l’on agite pour lui faire dire tout et surtout n’importe
quoi. Si l’hypothèse du bidonnage ou de la cabale prend rapidement la flotte, il
est en revanche intéressant de voir en quoi ce choix nouveau est avant tout le
signe d’un changement d’époque et de paradigme.
Si l’on veut à tout prix faire de l’idéologie, Jeanne Dielman coche en effet toutes les cases pour un plébiscite. Réalisé par une femme, sorti en 1975 – année de l’adoption de la loi Veil –, il est porté par une actrice, Delphine Seyrig, dont l’engagement en faveur de l’IVG est resté fameux. Dépeignant sous un jour favorable une mère célibataire qui se prostitue, adoptant les codes du réalisme voire du documentaire, le long-métrage représente une certaine vision de la cinéphilie, de la société et du monde. Vision hier cantonnée aux marges et aujourd’hui dotée d’une voix audible et crédible. Que l’on ne souscrive pas à un tel adoubement n’importe finalement que peu (les proverbiaux goûts et couleurs…) ; qu’il crée en revanche un débat (plus ou moins constructif) est en revanche très sain. Ajoutons de surcroît que ceux qui veulent débusquer de l’idéologie partout y parviendront sans aucun doute avec les films d’Hitchcock et de Welles.
Contre les top 10 et leur
monde
Le vrai problème se situe ailleurs :
dans cet exercice partiel, partial et, soyons honnêtes, un peu vain, qui consiste
en la création à proprement parler de ces listes et classements. On s’explique :
le cinéma est un art centenaire (précisément créé en 1895, si jamais vous
tombez sur la question au Trivial Pursuit…) qui fit voir le jour à des
centaines de milliers de films de genres et de nationalités différents. Pourquoi,
dès lors, vouloir réduire cette formidable boîte de Pandore à une portion congrue
(tout à fait fréquentable, certes, mais congrue quand même), à une poignée d’objets
? Pourquoi proposer une version calcifiée, réduite de tout ce que peut offrir
ce médium, et de la cinéphilie ? Dans un tel état de choses très « Struggle
for Life », où il faut visiblement être dans le pire des cas « numéro 10 dans la team » pour être cartographié sur la mappemonde du cinoche,
l’issue la plus probable des débats est une confrontation stérile entre
tenanciers du « classique » (Citizen Kane, Sueurs froides) et partisans du « nouveau » ou de l’« alternatif »,
dont Jeanne Dielman est sans doute un parangon tout trouvé. En
compressant l’histoire du cinéma en de telles listes laconiques, des
publications respectables s’exonèrent du travail de fond effectué par les passeurs et
promeuvent plus ou moins consciemment une cinéphilie aux antipodes de celle que
l’on chérit : éclectique, versatile et parfois même erratique – car, oui,
ce sont les Pacific Rim : Uprising et les Flic de Belleville de ce monde qui en font apprécier les Piège de Cristal et les In the Mood for Love. Et, sous le cache-nez de la cinéphilie
officielle et « recommandable », c'est bien le visage de l’intégrisme
culturel que l'on devine.
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