Joker : Folie à Deux enfonce le clown
Notre époque n’aime rien tant que d’ériger des statues pour ensuite mieux les ravaler de peinture rouge, voire de les déboulonner. Sans doute ne devrait donc pas s’étonner de voir Joker : Folie à deux cloué au pilori, alors même que le premier opus avait réussi à fédérer le public (plus d’un milliard de recettes dans le monde), les gardiens du temple de la cinéphilie mondiale (Lion d’or à Venise, flopée de récompenses pour l’interprétation de Joaquin Phoenix…) et des critiques globalement élogieuses. Alors, pourquoi tant de haine pour ce second tour de piste ?
Révolte-face
Il faut souligner, déjà, que Folie à deux fait un pari casse-gueule : alors que la fin du premier film laissait la porte ouverte à une situation de conflit de classe muée en guerre civile – postulat de The Dark Knight Rises, qui faisait ouvertement référence à la Révolution française telle que décrite par Charles Dickens dans Le Conte de deux cités –, cette séquelle fait exactement l’inverse, et convoque au tribunal l’anti-héros Arthur Fleck, le fameux Joker, pour qu’il rende compte de ses actes, en l’occurrence du meurtre de six personnes. Une décision salutaire, du moins sur le papier, quand on sait que la plupart des suites (ou reboots, ou préquels) se contentent de tirer sur la corde d’une formule éprouvée ; Todd Phillips, réalisateur de ce diptyque, est lui-même devenu un expert ès photocopies avec les deux copies carbone de son sympathique Very Bad Trip. Ici, le cinéaste semble même avoir écouté les reproches faits au premier opus : on l’accusait de glorifier la violence, de la traiter à la légère quand lui entendait en montrer les « conséquences terrifiantes et réalistes » ? Qu’à cela ne tienne : cette deuxième fois ne sera qu’une longue et lente (très lente) expiation des péchés commis par Fleck, et in fine du rôle de trublion assassin qu’il est devenu.
Que Folie à deux place ses pions à l’allure d’un escargot neurasthénique ne semble pas soucier Todd Phillips. Pas plus qu’il ne semble perturbé par le caractère largement stéréotypé des nouveaux personnages (maton sadique, avocate moralement corrompue, juge inflexible…) ou par l’inutilité de ceux du premier volet à nouveau conviés à la fête (le fruit des fantasmes d’Arthur et son ancien collègue de travail, tous deux réduits à une apparition vite expédiée). Pour le cinéaste, les intentions priment : ce qui compte, c’est de s’emparer du « film de super-héros », genre soi-disant peu noble, bas du front, adolescent, et d’en faire du cinéma Oscar-compatible grâce à des références chimiquement beaucoup plus pures – puisées dans le Nouvel Hollywood, période-doudou fantasmée par plus d’un cinéaste (pseudo-)radical contemporain. Joker premier du nom, déjà, bandait les muscles en s’autoproclamant fils spirituel du cinéma de Martin Scorsese, Taxi Driver et La Valse des Pantins en tête ; un second rôle de Robert De Niro parachevait d’ailleurs le travail de copiste. Et tant pis si Joker est à ces œuvres ce que le foin est à la salade : ce qui compte est de se faire plus gros que les bœufs marveliens, de se hisser péniblement sur les épaules des géants pour admirer la vue.
Nez rouge-brun
Dans cette suite, Phillips décline là encore un jeu de références largement ancré dans le cinéma des 70s : l’anxiogène asile d’Arkham décalque celui de Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975), une scène d’interview avec un présentateur rappellera éventuellement les jeunes loups de la télé de Network (1976), alors que les scènes de tribunal ne sont pas sans évoquer le satirique Justice pour tous (1979). Même la réappropriation des codes de la comédie musicale, genre notoirement porte-poisse au box-office, évoque moins le fondateur Chantons sous la pluie que New York, New York (Martin Scorsese, 1977) ou Coup de cœur (Francis Ford Coppola, 1982), deux musicals fous et romantiques qui furent parmi les plus gros échecs de leurs créateurs. Peut-être extrapole-t-on. Mais tous ces films – et d’autres – sont particulièrement représentatifs du cinéma américain des années post-Watergate, période au cours de laquelle la société étasunienne traverse une crise existentielle : si même le locataire de la Maison-Blanche est un escroc, quelle institution est encore digne de confiance ? Dans un monde où « les hommes du président », les vrais, ne sont plus des politiciens élus démocratiquement mais des journalistes travaillant en secret, que nous est-il permis d’espérer ? C’est sur cette terre meuble morale, sur cette crise de foi démocratique, que s’élèvent Joker, et sa suite.
Les deux films, toutefois, divergent sur les perspectives possibles pour sortir de cette impasse. Le premier volet, sorti dans la deuxième moitié du mandat de Donald Trump, président qui avait promis d’« assainir le marais » de l’Etat, jouait largement sur un ressentiment anti-riches bien réel et bien de son époque. Arthur Fleck y devenait alors le porte-étendard d’une « sécession de la plèbe » face à des élites hors-sol, dont un certain Thomas Wayne, père de Bruce – traditionnellement représenté comme un docteur humaniste, transfiguré pour l’occasion en entrepreneur cupide et en politicien uniquement soucieux des intérêts de sa caste. Nombreux sont ceux qui ont reproché – pas forcément à tort – à Joker l’ambiguïté de son message politique : promesse d’une émancipation « par le bas » ou apologie d’une révolte populaire où tous les moyens sont bons, même le vigilantisme ? Arthur Fleck, Robespierre en puissance ou rouge-brun malgré lui ? Assez logiquement, le film a inspiré en retour bon nombre de groupements bien réels, très divergents sur le plan politique : ainsi Beppe Grillo, histrion à la tête du mouvement techno-populiste italien 5 Etoiles s’est-il grimé en Fleck le temps d’un meeting, alors que les Chiliens qui descendirent dans la rue en 2020 pour manifester contre l’augmentation du coût de la vie et la privatisation de nombreux services firent leur le slogan « Nous sommes tous des clowns », entendu dans Joker. Plus près de nous, certains Gilets jaunes arborèrent également le masque du personnage ; souvenons-nous qu’une petite décennie plus tôt, c’est celui de V pour Vendetta qui servait de dénominateur commun aux militants d’Occupy Wall Street…
Là-dessus aussi, Folie à deux prend le contrepied de son prédécesseur : ici, Arthur Fleck n’émet plus de revendications susceptibles d’être adoptées par tous, mais s’exprime uniquement pour lui-même, depuis son petit pré carré misanthrope et fétide. On ne sort de l’ambiguïté qu’à son propre détriment... Oui, désormais, le Joker crie à la cantonade son mépris de l’humanité – mais aussi (et surtout) de cette foule en liesse qui l’acclamait aveuglément hier et l’avait encensé en héros du peuple. Le traitement du personnage – très populaire chez les fans – de Harley Quinn participe du même geste. Les longs-métrages de l’univers partagé DC (et la série animée qui en était dérivée) avait fait de Quinn une héroïne vénère, vaguement camp et tout à fait indépendante. La preuve : dans Birds of Prey elle n’avait même plus besoin des affreux machos sévèrement burnés qui l’épaulaient jusqu’ici ! Or, la variation du personnage incarnée par Lady Gaga est à l’exact opposé de celle campée par Margot Robbie ; ici Harley Quinn devient une paumée, fille de notables qui s’encanaille en fréquentant Arthur Fleck, et le jette comme une chemise Desigual le jour où les médias se désintéressent de lui. Rien d’admirable, c’est sûr. Toujours est-il que Quinn est moins éloignée de chacun d’entre nous qu’on aimerait sans doute le reconnaître. Richard Newby, pour The Hollywood Reporter, visait juste quand il faisait le rapprochement entre ce second opus et le film Les Chambres rouges ou la série Monstres : L'Histoire de Lyle et Erik Menéndez pour leur analyse des relations parasociales et de la fascination morbide, voyeuriste que tout un chacun peut ressentir pour les misères de gens bien réels.
Le retournement est spectaculaire : cette fois-ci, c’est vous, nous, moi, les vrais méchants de l’histoire. Pas étonnant, vu comme ça, que les critiques tirent la tronche. The Atlantic, par exemple, ne mâchait pas ses mots et rappelait au passage le contexte plus large dans lequel s’inscrit le film : « Les exemples s’accumulent : les célébrités ne nous aiment pas. L’an dernier, Donald Glover a fait appel à ses amis célèbres pour créer une série macabre sur une fan meurtrière. Selon Chappell Roan, la révélation musicale de 2024, ses plus ardents admirateurs sont flippants. A présent, Joker : Folie à deux est une conférence assommante sur les dangers de la célébrité. Le public en ressortira peut-être avec la sensation d’avoir été puni parce qu’il voulait voir une comédie musicale inspirée d’un comic book et portée par deux des plus fameux artistes sur Terre. »
Difficile de dire à quel point cette volonté de s’aliéner son public est consciente chez Todd Phillips. Nécessité d’éclaircir son propos après un premier film incompris, parce qu’il est décidément « dur d’être aimé par des cons » ? Gigantesque doigt d’honneur fait à la Warner et aux univers partagés qu’il honnit, dans une œuvre qu’il savait être son baroud d’honneur pour ce studio ? On ne le saura peut-être jamais. Une chose est sûre : fût-ce accidentellement, Phillips manie l’ironie comme personne – et a camouflé un propos d'une noirceur rare à Hollywood sous les oripeaux d’une comédie musicale frelatée et d'un drame judiciaire d’un ennui mortel. Go Fleck yourself.
Joker : Folie à deux (Joker: Folie à Deux), Todd Phillips, 2024. Avec : Joaquin Phoenix, Lady Gaga, Brendan Gleeson, Catherine Keener, Bill Smitrovich.