The Penguin, un bandit trop manchot


Des canards aux dragons : voilà une façon, tout animalière et très subjective, de décrire l’évolution des séries HBO au cours des trois dernières décennies. Les canards, ce sont ceux qui ont élu résidence dans la piscine de Tony Soprano et symbolisent les nombreux tourments auxquels il fait face avec sa propre famille. Les dragons, ce sont évidemment ceux de Game of Thrones, blockbuster dantesque et riche en effets spéciaux – diffusé sur la même chaîne que Les Soprano mais difficilement comparable avec la série de David Chase. Entre les deux, un changement radical de la façon dont HBO conçoit et produit ses séries, qui trouve une sorte d’apex avec un autre animal : The Penguin. Un boiteux qui tente de nous faire croire qu’il est canard alors qu’il partage bien plus avec les susnommés dragons.

Chevalier sampleur

The Penguin trouve son origine dans The Batman, belle réussite signée Matt Reeves, qui relançait avec brio la machine du Chevalier noir après les années d’errance de Zack Snyder et donnait à voir un Pingouin campé par Colin Farrell. Le film, carton public et critique, déclenche logiquement une suite, mais Warner Bros, qui a horreur du vide, se dit qu’il serait quand même dommage de laisser toute cette « propriété intellectuelle » au frigidaire pendant cinq ans – une éternité pour nos attentions de poissons rouges. Voilà pour l’idée, pas plus mauvaise qu’une autre. Le problème, en fait, vient de son exécution, et de cette volonté de faire de ce Pingouin (Oswald Cobblepot de son nom de baptême) un avatar tardif des anti-héros qui peuplaient les séries de HBO et ses concurrents et au début des années 2000 ; Tony Soprano, donc, mais aussi Omar Little, Walter White, Don Draper, et on en passe et des moins bons…

Des« hommes tourmentés », dont la dépiction était évidemment novatrice à l’époque, mais qui resurgit sans grande originalité entre les mains des scénaristes de The Penguin, et est ici réduit à un archétype aux difformités (un pied bot) et aux névroses (ses difficultés avec la gent féminine proviennent d’une relation trouble avec sa maman – un classique du film de gangsters depuis L’enfer est à lui) que l’on croirait livrées en kit. Même impression de déjà-vu tenace du côté de l’intrigue : si la pratique lucaso-tarantinienne du sampling appliqué au cinéma ou à la télé n’est pas nouvelle, The Penguin donne l’étrange impression d’être la première série intégralement composée d’ingrédients empruntés à d’autres, meilleures. Une pincée de luttes intestines et filiales au sein d’une famille mafieuse (comme dans Les Soprano), un soupçon de substances addictives aux couleurs chamarrées cultivées dans des labos souterrains (comme dans Breaking Bad), une cuillère de realpolitik municipale et de petits arrangements entre élus (comme dans The Wire) … Ah, et tiens, il me reste un fond de scènes carcérales et glauques (comme dans Oz), je vous le mets au passage ? 

Demandeuse d’asile

Tout cela ne serait finalement pas si grave si cette volonté de bander les muscles jusqu’à en perdre le souffle, de vouloir se faire plus gros que le boeuf auteuriste, trahissait une fois encore l’éternel complexe d’infériorité qui plombe régulièrement les films (ou séries) de super-héros. Comme si proposer de simples histoires – parfois manichéennes, mais pas toujours – de types en collants ne suffisaient plus à ceux qui les racontent, on prend régulièrement ces œuvres en flagrant délit d’imitation de genres supposément plus nobles : le cinéma du Nouvel Hollywood dans Joker et sa suite, le thriller parano post-Watergate dans Captain America, le thriller 90s blafard à la Fincher dans le susnommé The Batman… Logiquement, c’est quand il met en sourdine ses prétentions vaguement intello que The Penguin convainc vraiment – le temps d’un seul épisode (sur huit), certes, mais c’est déjà ça. On y découvre, avec force flash-backs, le triste destin de Sofia Falcone (Cristin Milioti), fille de Carmine (mais sans filiation avec le Mateo de Mérimée), le parrain de la mafia locale. Incarcérée au sein de l’infameux asile d’Arkham pour un crime qu’elle n’a pas commis, la pauvre bougresse y subit tous les sévices auxquels nous a habitués la culture populaire dans ce genre de récits – manipulations psychologiques (aujourd’hui, on dit gaslighting), électrochocs, baston avec les autres détenues –, puisque, c’est bien connu, « les vrais fous sont ceux qui ont le contrôle de l’asile. »

 

 

Une sous-intrigue qui ne vole peut-être pas bien haut, mais nimbée du charme discret de cette série B qui sait ne pas se prendre trop au sérieux. En mêlant malignement le meilleur des comic books dont il s’inspire (Un long Halloween et sa suite Amère victoire, deux excellents arcs narratifs dans lesquels Sofia Falcone joue un rôle de premier plan) et des cas bien réels de femmes internées (Rosemary Kennedy, la sœur « perdue » de John et Robert, et plus globalement toutes ces femmes camisolées au long cours sous prétexte d’« hystérie »), The Penguin laisse entrevoir à quoi il aurait pu ressembler s’il ne trimballait pas un surmoi aussi lourd.

L'ogre et l’amorale

Sans doute le talent de Cristin Milioti y est-il aussi pour quelque chose. Tirant le meilleur parti d’un rôle juteux, transcendant par son jeu les rebondissements prévisibles et les dialogues plats, Milioti dévore toutes les scènes où elle apparaît, à tel point que la série paraît méchamment orpheline lorsqu’icelle n’y apparaît pas. (Les Emmy Awards ne s’y sont d’ailleurs pas trompés en la récompensant.) Face à elle, ce pauvre Colin Farrell n’avait, de fait, presque aucune chance. Au fond, ce sont presque deux conceptions opposées du métier d’acteur qui se regardent en chiens de faïence dans The Penguin : quand Farrell accumule les signes ostensibles du « method acting » (maquillage à la truelle, accent stéréotypé, corps déformé) post-Daniel Day-Lewis et semble viser à tout prix la performance ogresque, Milioti lui préfère la rage sèche, et laisse ses beaux yeux tristes et sa taille de guêpe opérer le contre-emploi d’avec la froide reine du crime qu’elle joue.

A voir l’actrice dévorer la série, on en vient même à se demander si le titre de cette dernière ne tient pas de la simple erreur sur la personne : n’aurait-il pas mieux valu l’appeler Sofia voire, tant qu’à faire, couper tous les ponts avec l’univers de Batman plutôt que de proposer une œuvre qui n’a qu’un lointain rapport avec celui-ci, et peine à tenir debout sans l’aide d’aïeux plus solides ? Pour répondre, notre taxonomie initiale de canards et de dragons nous redevient particulièrement utile. Car si HBO produit encore ponctuellement des bonnes séries ayant le goût et l’odeur de l’âge d’or (Succession, Winning Time) et des grandes comédies (Veep, Silicon Valley, The Rehearsal), elle est aussi et surtout devenu la plateforme idéale sur laquelle sont diffusées les déclinaisons télévisées des lucratives sagas estampillées Warner Bros. De Dune à Green Lantern, de Ça à Harry Potter – sans oublier, bien sûr, les spin-off visiblement sans fin du blockbuster sériel de la décennie passée, Game of Thrones  la grille de programmes maison commence hélas à sentir sa naphtaline. The Penguin, lui, se donne un mal de chien pour nous convaincre qu’il a les plumes soyeuses et le bec acéré des canards d’antan mais grande est la tentation de le laisser tout seul dans son coin-coin.

The Penguin, Lauren LeFranc, 1 saison (2024). Avec : Colin Farrell, Cristin Milioti, Rhenzy Feliz, Deirdre O'Connell, Clancy Brown.

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