Fais-toi mal, Johnny : comment Depp est devenu tricard à Hollywood
Y a des mois comme ça, où il vaudrait mieux rester couché… C’est sans doute ce que s’est dit Johnny Depp le 2 novembre 2020, après que la justice anglaise a tranché contre lui dans un procès largement médiatique qui l’opposait au journal britannique The Sun, lequel avait qualifié l'acteur de « mari violent » (wife beater). Sans rentrer dans de sombres détails technico-juridiques, la jurisprudence anglaise en matière de diffamation a jusqu’ici très rarement donné raison aux journalistes ayant écrit et relayé ce genre de propos. Pour le dire simplement : le juge en charge du procès a non seulement explicité que Depp était bel et bien un mari violent mais il a aussi donné le droit tacite à n’importe quel torchon comme le Sun de l’écrire sans craindre de grosses représailles juridiques.
Des procès comme celui-ci, médiatisés ou pas, s’en tiennent souvent dans les arcanes hollywoodiens et cela n’aurait pu être qu’une étape de plus dans l’inexorable spirale d’autodestruction que Depp connaît depuis ces dernières années. Mais dans une ère post-MeToo, difficile voire impossible pour un acteur notoirement connu pour être un époux abusif de continuer à parader en haut de l’affiche. Sitôt le jugement annoncé, il perdait donc 2 de ses fidèles alliés commerciaux des dernières décennies : Jerry Bruckheimer, producteur au nez creux qui devait produire un biopic sur le magicien Harry Houdini, rôle dans lequel il y a quelques années encore Depp aurait brillé ; et la Warner, maison-mère de la saga Harry Potter, dans laquelle il tenait un rôle de sorcier fou qui aurait pu ou dû lui aller comme un gant. Les éléments de langage sont explicites : quand on parle de Johnny Depp, c’est au conditionnel, au passé, comme pour se lamenter d’une carrière bien plus bouillonnante et fascinante qu’elle aura in fine été.
La Dream Tim
A Hollywood, on aime les bonnes histoires, à l’écran comme à la ville. Celle de Johnny est fantastique : c’est l’histoire d’un gamin, loin d’être un enfant de la balle (il a grandi en Floride) qui commence dans une bluette pour jeunes filles en fleurs (21 Jump Street) avant de réussir à montrer toute l’étendue de son grand talent sous la férule de quelques grands cinéastes, et surtout un, Tim Burton, le frère qu’il n'a jamais eu, avec qui il formera un duo de cinéma aussi foisonnant et gémellaire qu’avant eux Martin Scorsese et Robert de Niro. Avant Burton, toutefois, c’est ce grand érotomane de John Waters qui fut le premier à voir en ce jeune premier une profondeur insoupçonnée derrière le beau gosse. Waters et Depp tourneront ensemble Cry-Baby, rigolote comédie musicale sur fond de fausse nostalgie 50s, l’anti-American Graffiti, l’anti-Retour vers le futur, où Waters le satiriste tourne en dérision les hypocrisies de l’American Way of Life promise par l’époque. L’année 90 sera capitale pour Depp : il parvient à se détacher de ses obligations sur 21 et inaugure sa longue collaboration avec Burton dans Edward aux mains d’argent.
La rencontre entre les 2 est fondatrice : en
Burton, Depp a trouvé un cinéaste avec qui épancher sa soif de noirceur, de
vrais rôles juteux ; en Depp, jeune homme à la beauté classique, Burton a
trouvé une toile blanche, un moyen idéal de révéler tout le bizarre, le déréglé
qui se cache derrière les apparences proprettes. D’Edward à Dark
Shadows en passant par Sleepy Hollow, les films du duo sont remplis de villes américaines visiblement respectables qui
s’avèrent l’être beaucoup moins dès lors que l’on gratte un peu le vernis du
paraître. Le film suivant du duo, Ed Wood, est sans aucun doute
leur meilleur film à tous les 2. Basé sur un script remarquable du duo Scott
Alexander & Larry Karaszewski, rois du biopic déglingué (Larry Flynt,
Man on the Moon, Dolemite is my Name, c’est aussi
eux), le film touche du doigt ce qui animait profondément Ed Wood, souvent
considéré comme le plus mauvais réalisateur de l’histoire du cinéma :
une inextinguible envie de faire des films, produire du cinéma, en dépit de
tous les manques (de budget, de talent, d’acteurs…). La personnalité de Wood
aurait pu servir de prétexte à une parodie à la main leste mais évite cet écueil,
tant Burton souscrit à cette vision inflexible du cinéaste.
Le reste de la carrière de Depp dans les 90s est plus classique et suit le déroulé logique de la carrière d’un jeune acteur prometteur : quelques collaborations avec des grands cinéastes pour des films qui ne resteront pas leur meilleur (Arizona Dream de Kusturica, Las Vegas Parano de Gilliam, Dead Man de Jarmusch) voire leur plus mauvais (l’immonde Neuvième Porte de Polanski, néanmoins adapté d’un génial bouquin d’Arturo Pérez-Reverte, Club Dumas. Lisez-le !) ou collaborations avec des faiseurs hollywoodiens anonymes symboles d’un système des studios déjà poussiéreux : Benny and Joon, Meurtre en suspens, Intrusion et autant de titres loin d’être passés à la postérité… Peu de chef-d’œuvres (Ed Wood en est un), peu de cartons publics tonitruants non plus, mais suffisamment de succès d’estime et de prises de risque pour que Depp s’impose comme un acteur qui aime s’aventurer là où on ne l’attend pas. Un acteur protéiforme, élastique, capable de passer du dilaté Raoul Duke (double de Hunter S. Thompson dans Las Vegas Parano) au jeu tout en retenue de l’efficace Donnie Brasco, histoire de mafia post-Scorsese où il joue en sourdine face à un Al Pacino tout à fait explosif (et, il est vrai, difficilement battable sur son propre terrain). A l’époque, JD s’enorgueillit de n’en faire qu’à sa tête (brûlée), d’accepter des rôles casse-gueule ou des films médiocres et de n’être pas devenu un « blockbuster boy », comme il le dit lui-même – à la différence d’un Tom Cruise, Johnny Depp n’a jamais eu de plan de carrière établi.
Que d'eau, que d'eau
L’acteur continuera à labourer son sillon unique quelques années encore entre bons films, nobles tentatives et coups d’épée dans l’eau. L’eau, parlons-en, avec Pirates des Caraïbes, qui aura été, le début de la fin, ou la fin du début, et qui aura fait de lui un « blockbuster boy », justement. En 2003, recruter un acteur de la trempe de Depp dans un film adapté d’une attraction Disneyland avait de la gueule et était une sacrée prise pour le studio Disney et Jerry Bruckheimer. Mais avec les années, la saga, avec le personnage de Jack Sparrow aura fini par phagocyter et engloutir toute la carrière de Depp, qui laissera tomber toute velléité de subtilité pour des performances braillardes et costumés, se muant en une sorte de transformiste prévisible, d’Arturo Brachetti grassement rémunéré. Ici, il est un Chapelier fou fluo et grimaçant. Là, il est Charlie Mortdecai dans un thriller british toc où sa moustache et son accent tombent à la flotte. Là encore, il est, dans l’abominable Into the Woods, un Grand méchant loup qu’on rêverait de voir finir abattu par un chasseur. Même quand il apparaît dans des films artistiquement plus respectables comme Rhum Express ou Strictly Criminal, il semble rejouer en mode mineur et l’inspiration en moins, ses hits de la décennie passée, respectivement Las Vegas Parano et Donnie Brasco. Ironiquement, l’un des fossoyeurs de cette 2e partie de carrière fut... Tim Burton lui-même, dont le parcours hollywoodien et la déliquescence artistique fut concomitante à celle de Depp, qu’ils fassent des films ensemble ou non.
L’omniprésence croissante de projets balisés à l’extrême dans les choix faits par l’acteur n’est, après tout, pas bien compliquée à expliquer, et Depp n’est pas le seul dans ce cas-là. La décennie passée a été assez amère pour ce qui fut finalement la dernière génération d’acteurs à n'avoir pas été révélée par des rôles de super-héros. Cruise multiplie les sagas sans génie et ne tourne qu’avec des yes men, Will Smith fait n’importe quoi en attendant l’Oscar qu’il ne recevra probablement jamais. Seule exception notable à la règle : Brad Pitt, dans le creux de la vague il y a quelques années, et qui a trouvé un Pygmalion idéal en Tarantino, grand pervers qui a su exploiter la part d’ombre derrière le physique de rêve. A Hollywood, le jeunisme est impitoyable (et encore, c’est pire pour les femmes) et bon nombre des acteurs de cet âge doivent désormais se contenter de jouer le père du héros ou un 2d rôle dans un film Marvel. Rares sont ceux qui, comme Clint Eastwood en son temps, acceptent de passer à autre chose et mettre en scène des films qu’on ne leur proposerait sans doute jamais.
C’est une des raisons possibles pour expliquer la dégringolade de Johnny Depp. Une autre raison, pas forcément antinomique, est l’influence de Marlon Brando, avec qui il tourna 2 films, la bluette Don Juan DeMarco et le réussi The Brave, dont l’accueil plutôt frais à Cannes dissuada à tout jamais Depp de repasser derrière la caméra. L'acteur vit sans doute en Brando le modèle à suivre d’un acteur de génie qui sait, par la force de son jeu, s’élever au-dessus de ses propres démons – et, quand ça ne suffit pas, par la bouffe (pour Brando) et les drogues (pour Depp). Mais Brando, après l’expérience harassante que fut pour lui Le Dernier Tango à Paris, l’une de ses performances les plus habitées, rendit les armes, plus prêt à se « détruire émotionnellement pour faire un film ». Il tint parole, tant la dernière partie de sa carrière fait pâle figure à côté de ses chefs-d’œuvre des années 50.
Chez Depp semble émerger une récurrence récente à travers ses quelques derniers films, révélateurs à défaut d’être intéressants. Dans l’alimentaire Crime de l’Orient-Express, il est le cadavre qui met l’intrigue en branle et crache ses répliques sans jamais y croire. Dans City of Lies, maintes fois repoussé à cause des actes de violence commis par son acteur principal, il est le flic qui enquête sur les meurtres de Notorious BIG et Tupac. Dans Les Derniers Jours de Monsieur Brown, il s’apprend condamné par un cancer et décide de cramer la vie par les 2 bouts. En somme, la mort rôde. Conclusion logique à une carrière déchue ? Peut-être ne le saura-t-on jamais, tant Depp semble grillé un peu partout, même si un come-back n’est jamais totalement impossible à Hollywood. D’ici là, le seul moyen de voir l’acteur en salles (si elles rouvrent un jour !) est dans une pub pour un parfum Dior. « Sauvage » : c’est bien le mot qui correspond pour qualifier Johnny Depp.
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