Chi-Raq : L'adieu aux armes


... film ”Chi-raq” tells a modern-day Lysistrata tale. (Da Chi
 
Depuis quand n’avait-on pas vu un film de Spike Lee bouillir d’autant de rage intense, d’un ardent désir de mettre le feu aux poudres ? En s’attaquant au fléau des armes à feu dans la ville de Chicago, Lee signe son meilleur film depuis Inside Man après une décennie de vaches maigres.

Depuis une dizaine d’années en effet, l’ex-Mars Blackmon semblait avoir perdu son mojo. Pas qu’on lui reprocherait de faire la même chose, remarquez : Lee a tenté de se diversifier, de jouer les touche-à-tout, tâtant ici du remake US d’un classique coréen (Oldboy), là du film de guerre (Miracle à St. Anna), du film de vampires (Da Sweet Blood of Jesus) ailleurs, en n’oubliant pas de signer une chronique brooklynienne comme il les affectionne tant (Red Hook Summer). Mais tous sont des flops, indubitablement. Pas des échecs artistiques atterrants, mais des échecs quand même. Pour tous ces films, on est en tout cas très loin des chef-d’œuvres (si, si : des chef-d’œuvres) qui pavent son impressionnante première partie de carrière. Rappelons qu’entre 1989 et 1995, Lee a quand même enchaîné Do the Right Thing, Mo’ Better Blues (l’un des meilleurs films jamais réalisés sur le jazz, ni plus ni moins), Jungle Fever, Malcolm X, Crooklyn et Clockers. On a vu pire comme CV.

Le film de la rupture, c’est Girl 6, en 1996. Sur un sujet alléchant (le business très juteux et mal famé du téléphone rose), Lee se prend les pieds dans le tapis. Le script patine, les caméos se voulant savoureux (Madonna, Tarantino, WTF ?) ne servent à rien et la partition de Prince relève à peine le niveau. Le pire dans tout ça, c’est Spike Lee lui-même, qui semble dès ce film troquer son regard de chroniqueur acéré pour les pantoufles confortables du donneur de leçons un peu paternaliste. La rage cède la place à l’amertume, l’espoir à la résignation distanciée. La fin de la décennie 90 ne fera que confirmer cette tendance. Pour un Get on the Bus stimulant et réussi précisément parce qu’il adopte les codes du documentaire, on a droit à un He Got Game franchement boursouflé (en dépit d’un Denzel Washington comme toujours exemplaire) et à un Summer of Sam (film de tueur en série traité à la manière d’un Scorsese) décevant. Le plus gros problème de ces films n’est finalement pas leurs qualités ou les défauts cinématographiques intrinsèques, mais le poing sur la table avec lequel tape Lee pour faire passer ses idées. Un manque de subtilité qui atteint son apogée avec He Got Game dans lequel un joueur de basket nommé Jesus peut sauver son père en accomplissant sa destinée – et il s’avère que sa sœur s’appelle Marie. Vous saisissez ?
 
Le début de la décennie 2000 se fait en dents de scie pour Lee, qui semble hésiter entre collaboration avec le système (La 25ème Heure, Inside Man – tous deux excellents) et dénonciation de celui-ci (The Very Black Show, She Hate Me). Vient ensuite la décade moribonde détaillée plus haut – qui, finalement permet à Chi-Raq de nous prendre d’autant plus par surprise.

 
A l’origine de Chi-Raq, il y a un chiffre : 6979. Il s’agit du nombre de personnes mortes dans les rues de Chicago à cause de la guerre des gangs entre 2001 et 2014. Un nombre supérieur aux nombres d’hommes et de femmes tombé(e)s sur le champ de bataille en Afghanistan et en Irak – d’où le surnom de la ville, Chi-Raq, qui est aussi le nom d’un des personnages du film. A l’origine de Chi-Raq, se trouve aussi un récit millénaire : celui de Lysistrata, une femme qui réussit à convaincre les hommes de son pays d’arrêter la guerre en conduisant… une grève du sexe. Aristophane, l’auteur de Lysistrata imagine pour l’occasion un mot d’ordre explicite : « Pour arrêter la guerre, refusez-vous à vous maris. » Ce cadre antique – presque mythologique – dans lequel Lee place son récit est l’une des meilleures idées du film. En adaptant et en mettant intelligemment à jour la pièce d’Aristophane (la ville de Chicago devient le théâtre des affrontements de deux gangs, les « Troys » et les « Spartans »), le cinéaste rappelle que ces récits vieux comme le monde sont toujours d’une actualité brûlante. Ce qu’a par exemple à nous dire Lysistrata sur la place des femmes dans la société d’aujourd’hui encore est assez fascinant. Sur ce point, Chi-Raq est d’ailleurs l’un des sommets d’une année ciné 2015 qui restera marquée par des films aux personnages féminins beaux et forts – dans le désordre : Mad Mad – Fury Road, Much Loved, Sicario, Star Wars VII
 
Qu’il s’agisse d’une guerre des sexes ou d’une guerre des gangs, c’est le conflit qui intéresse Spike Lee. Pas un hasard de la part de celui qui a toujours taclé et montré du doigt les imperfections et les scories de son pays. Le problème des armes à feu et le racisme institutionnel, inhérents aux Etats-Unis depuis leur création, n’ont semblent-ils jamais été aussi présents ; on ne compte plus les cadavres de jeunes « noirs ou marrons » tombés sous les balles de policiers un peu trop persuadés d’être des cowboys. A toute chose malheur est bon : si l’actualité a rarement été si peu favorable envers ceux qu’il s’échine à défendre depuis le début de sa carrière, elle fournit un excellent cadre à ce que Lee a à dire.

Et du conflit, on peut dire qu’il y en a eu autour de Chi-Raq. A peine le réalisateur met-il son film en chantier que les boucliers se lèvent. Il y a les « anti », ceux pour qui l’assimilation de toute une ville à une zone de no man’s land pose problème et les « pro », ceux qui ont parfois perdu des enfants à cause d’une balle perdue et soutiennent Lee dans sa démarche pour inciter les gens à ouvrir les yeux sur la réalité du conflit. Et puisque c’est de Spike Lee et de Chicago que l’on parle, le hip-hop n’est jamais loin. Quelques-uns des plus éminents rappeurs de la capitale du « Drillinois » s’emparent du phénomène et ne mâchent pas leurs mots sur la question. Chance the Rapper s’insurge contre Spike Lee par des tweets mais c’est à King Louie que revient la palme de la classe, lui qui moque le Chicago fantasmé et diabolisé dans lequel le cinéaste place son film et lâche son titre sobrement intitulé « Fuck Spike Lee ». Paraît qu’il n’y a que la vérité qui blesse… Celui qui se faisait dribbler par Jordan le temps d’un spot pour Nike n’a pourtant pas l’air inquiet outre mesure : la controverse, il connaît. Lee et ses films sont régulièrement taxés d’antisémitisme et/ou de prosélytisme aveugle envers la cause noire – et puis on parle quand même là d’un type qui fit figurer dès son premier film, Nola Darling n’en fait qu’à sa tête, une scène de viol conjugal !
 
 
Désormais, il semble admis que chaque réalisateur adepte de la satire doive dissiper tout doute concernant le moindre élément potentiellement politiquement incorrect – inquiétant, non ? Une situation similaire était arrivée à Scorsese et Leo DiCaprio lors de la promotion du Loup de Wall Street : ils devaient se répandre en interviews afin d’assurer que, non, évidemment, ils ne cautionnaient pas les comportements immoraux et répugnants des personnages de leur film. C’est sans doute néanmoins à ça que l’on reconnaît un bon film de Spike Lee : le parfum de scandale, l’odeur de soufre qui le précède.

Mais au-delà de son titre polémique et du tapage qui lui ouvre la voie, quid du long-métrage en lui-même ? Comme annoncé plus tôt, il s’agit bel et bien du meilleur film de son auteur depuis une bonne décennie et de l’un des meilleurs films de son auteur tout court. Sans doute galvanisé par le matériau en or (et en acier trempé) qu’il a entre les mains, Lee se déchaîne, s’autorise tout, jusqu’à la plus outrée des paraboles et ravive certaines flammes de son art que l’on croyait définitivement éteintes. Le casting, mélange d’anciens habitués (Samuel L. Jackson, Angela Bassett et un Wesley Snipes hilarant) et de nouveaux venus (Nick Cannon, la révélation Teyonah Parris et l’immense Dave Chappelle), est parfait et le script marche du feu de Dieu. Plus encore, Chi-Raq fonctionne à plein régime parce qu’il parvient à coupler et à faire interagir avec brio les deux tendances fortes du cinéma de son auteur : la réalité, crue, blafarde et quasi-documentaire du quotidien des Noirs et des pauvres (et a fortiori des Noirs pauvres) aux Etats-Unis d’une part ; l’emphase grandiloquente et colorée de l’autre. Dans Chi-Raq, cela se ressent jusque dans la narration : le prologue est lu sans malice par un (vrai) pasteur qui donne la réalité des chiffres avant de passer le relais à un Sam Jackson à la garde-robe pour le coup plus proche d’Huggy les Bons Tuyaux que de Nick Fury.

D’aucuns nous diront : ça ressemble vaguement à un croisement de Sur écoute et de West Side Story. C’est le cas, et ce n’est sans doute pas un hasard. Pour la forme, on rappellera que c’est Lee qui a fait débuter une bonne partie des « gueules » de télé qui ont ensuite squatté les distributions de The Wire et des Sopranos – en particulier Isiah Whitlock, Jr. et son désormais proverbial « Shiiiiiit », qui fait même dans Chi-Raq l’objet d’un très beau travelling avant. Et plus qu’en termes de simple casting, c’est aussi et surtout Lee qui a ouvert la voie à tout un tas de films, de séries et d’objets black, bruts et résolument engagés. C’est le paradoxe du pionnier : la terre qu’il a découverte est envahie par des explorateurs plus jeunes et plus verts que lui. Quoiqu’il en soit, Chi-Raq nous (re)donne de bonne raisons de croire en son auteur, et on attend pour ainsi dire avec impatience de voir quelle direction Lee va maintenant donner à sa carrière. Que ceux qui célèbrent son retour en grande pompe se rassurent néanmoins : il n’était jamais vraiment parti.

Chi-Raq, Spike Lee, 2015. Avec : Teyonah Parris, Nick Cannon, Samuel L. Jackson, Angela Bassett, Wesley Snipes.

Et pour continuer la lecture : "Dans l'ombre de la polémique, Spike Lee rayonne"

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