Babylon, l'immonde d'hier
À la sortie de Psychose,
Hitchcock, ce génie de la com’, demandait aux gérants de salles de ne pas
laisser entrer les retardataires, vu l’importance de sa scène d’ouverture.
Similairement, on conseille à tous ceux qui voudraient voir Babylon
de ne pas arriver à la bourre, au risque de louper un prologue dans lequel
Damien Chazelle donne le ton de son film avec un gag éléphantesque. Le message
est explicite : c’est dans le sang, les larmes, le crottin et le foutre qu’est né
Hollywood.
Le voyage dans le passé
Aurait-il pu en être autrement ? À la fois marbre et sculpteurs d’un art balbutiant qui tient du théâtre, du cirque et de la pyrotechnie, les défricheurs d’Hollywood étaient sans doute conscients de vivre sur la crête, de jouer les artificiers au risque, évidemment, de s’y cramer les doigts. Toute la tension du film repose là-dessus, entre débuts en fanfare et fin de récré imminente, hédonisme abrasif et mœurs corsetées. Au cours des années 20, après quelques fastes décennies d’open bar, les couperets successifs de la Prohibition et du code Hays viendront moraliser, de gré ou de force, cette industrie qui vit sans peur du lendemain ni du gendarme.
On pense, devant Babylon,
à la deuxième partie de carrière de Fellini, en particulier à la déclaration
d’amour urbaine de Roma et aux orgies purulentes de Satyricon.
Sauf que Damien n’est pas Federico. À l’orée des années 70, Fellini avait déjà
traversé – et aidé à façonné – quatre décennies de cinéma italien, du
néoréalisme au documenteur, du film à sketchs au faux biopic. Du haut de ses 40
berges à peine, Chazelle n’est pas aussi (r)usé. On le sait
depuis au moins Whiplash : le cinéaste a toujours eu ce côté
bon élève, premier de la classe, appliqué voire zélateur (mais on reprochait
aussi cela à Spielberg fût un temps…), souvent prompt à se mettre au premier
rang et répondre à toutes les questions du prof. Un mec sûr de son talent, et à
très juste titre, qui a un mal de chien à lâcher prise, à se laisser pleinement
glisser dans le bordel de l’époque qu’il reconstitue. Même quand il fait
l’apologie des plaisirs, tous les plaisirs – la dantesque première demi-heure
–, on sent Chazelle très en contrôle. Même quand il fait l’éloge de la
légèreté, on l’imagine très grave.
La confusion des sentiments
D’où peut-être, l’impression, de
plus en plus tenace au fil des 3 heures de métrage, d’une désincarnation, d’un
léger désintérêt de Chazelle pour nombre de ses personnages. Exception faite du
personnage de Brad Pitt (qui évoque autant Errol Flynn que Pitt lui-même), les
protagonistes vont et viennent sans qu’on sache trop bien pourquoi. Même la
romance centrale entre Margot Robbie (touchée par la grâce) et Diego Calva ne
décolle jamais vraiment du ras des pâquerettes. À moins que ce ne soit
précisément la morale de l’histoire ? Que tout ce petit monde très
autocentré ne puisse trouver d’autre salut et d’autre paix que dans les bras
d’une maîtresse traîtresse : le cinéma lui-même…
Devant le fond et la forme de Babylon,
devant l’existence même d’une telle proposition de cinéma à l’heure où les
studios historiques se parent de leur pudeur de gazelle et où le grand public
se contrefout des salles obscures, on pourrait penser avoir affaire à un genre
d’enterrement en grande pompe, comme une dernière partouse avant la fin du
monde – en tout cas avant la transformation des cinoches en espaces de coworking. On aurait tort. La toute dernière scène, maladroite mais sincère –
et sans doute maladroite parce que sincère – n’est finalement que la preuve par
l’image d’une histoire du cinéma comme celle d’un art qui survit et rebondit à
toutes les crises. D’une industrie qui n'a eu, depuis ses débuts, que d’autre
choix que de s’adapter et se réinventer. Moins pessimiste que mélancolique
(sentiment déjà dominant dans le très kazanien La La Land), Babylon
n’est pas un éloge funèbre : c’est une ode au mouvement perpétuel.
Babylon, Damien Chazelle, 2022. Avec : Brad Pitt, Margot Robbie, Diego Calva, Jean Smart, Jovan Adepo.
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