Grandeur et décadence du mockumentaire

Au début des années 2000, c’est grâce à un misanthrope rondouillard que la sitcom entamera sa révolution. Quand il lance The Office, Ricky Gervais n’a pas encore fait de la haine ordinaire et des difficiles interactions sociales son fonds de commerce, et vient secouer le cocotier d’un genre qui – sur le fond comme sur la forme – ronronne gentiment depuis plusieurs décennies. L’un des aspects novateurs de la série est de placer le téléspectateur dans la position de la petite souris, ou de la « mouche sur le mur » comme disent les Anglo-Saxons, et de regarder des images prises sur le vif, dans un style délibérément brut de pomme. Pourtant, pour original qu’il fut, ce choix stylistique ne sortait pas de nulle part. Gervais lui-même fut d'ailleurs le premier à payer son tribut à ses illustres prédécesseurs.

F pour Faux

En réalité, cette technique du « mockumentaire » (parfois « documenteur » ou « fauxcumentaire ») ne date pas d’hier : Woody Allen fut l’un des premiers à l’intégrer dans ses comédies, comme Zelig (sorte de proto-Forrest Gump où le personnage éponyme apparaissait via des trucages aux côtés d’Al Capone, Chaplin ou Goebbels), ou Accords et Désaccords, faux biopic du « deuxième meilleur guitariste de jazz au monde » (après Django) narré par de vrais musicologues. L’idole de Ricky Gervais, la vraie, c’est pourtant Christopher Guest. Odieux prince Humperdinck de Princess Bride, Guest est aussi scénariste et cinéaste, et fut le premier à explorer autant le genre du mockumentaire. Dans le fameux Spinal Tap d’abord, récit plus vrai que nature d’un groupe de métal gentiment neuneu. Ensuite dans une salve de films où il s’intéresse à des groupements de personnages totalement improbables : une troupe de théâtre amateur, les participants d’un concours canin, des chanteurs folk sur le retour, des comédiens interprétant des mascottes sportives. Chacun de ces films reprend les tics du cinéma-vérité pour mieux les pousser jusqu’à l’absurde ; chaque regard, chaque silence, chaque pique envoyée est d’importance et en dit long sur les personnages, tournés en dérision, montrés dans leur immense petitesse humaine, mais jamais moqués. Dans un juste retour des choses, Gervais lui-même jouera dans For Your Consideration, film que Guest réalisera en 2006.

Une autre influence avouée de Ricky Gervais est celle de Garry Shandling. Décédé en 2016, Shandling est principalement connu en tant que créateur et interprète du brillantissime Larry Sanders Show. S’il n’adopte pas à proprement parler le langage du faux documentaire, Larry Sanders donne pour autant à passer derrière le rideau et à voir tout un monde – les coulisses d’un late show américain – d’ordinaire réservé à une poignée d’initiés. Un angle de vue acide qui pava logiquement la voie à la vie de bureau de l'ami Gervais.

L'envie de bureau

Forte d’un argument intemporel et universel, adaptée dans une douzaine de pays, The Office fut elle-même une inspiration de premier plan pour un paquet d’autres séries. En premier lieu pour son remake américain éponyme, porté par le prodigieux Steve Carell. Contrairement à la plupart des adaptations américaines de sitcoms british vouées à l’échec (tendance tellement ancrée qu’elle est le sujet d’une série : Episodes), The Office US tire son épingle du jeu en américanisant intelligemment la version originale sans l’amoindrir – et même en la dépassant, selon certains. Étirée sur plus de 200 épisodes alors que la version UK n’en comptait que 14, cette relecture gagne en efficacité comique ce qu’elle perd en mordant satirique. Plus encore, le succès remarquable de The Office US et sa belle postérité sont probablement le fruit de la rencontre idéale, « à mi-chemin », entre le nihilisme de l’humour anglais et la verve slapstick de la comédie américaine. Il n’y a pas de hasard : Greg Daniels, ici producteur exécutif, a avant cela fait ses armes sur les cartoons Les Simpson et King of the Hill.

La caméra explore le vide

En 2005, l’année même où The Office US faisait ses débuts, HBO diffusait Mon comeback, autre mockumentaire, lui centré sur les affres d’une actrice has-been qui fait son… comeback sur petit écran après des années des vaches maigres. Antithèse totale à la glamour et hédoniste Entourage, ouvertement inspiré de l’expérience de ses créateurs (Lisa Kudrow et Michael Patrick King, respectivement rescapés des succès phénoménaux de Friends et Sex and the City), Mon comeback est surtout une satire au vitriol de la télé-réalité ; celle prête aux procédés les plus racoleurs pour faire de l’audience, celle qui nous a offert les immortelles Nabilla et Kim Kardashian… Car, dans Mon comeback, la mise en abîme est double : en plus de jouer son double de fiction filmé par les caméras de télé-réalité, Valerie, Lisa Kudrow joue le personnage que cette dernière joue dans une (fausse) sitcom. Dans la deuxième saison, la série est encore plus étourdissante, puisque Valerie est castée dans une série télé où elle joue un personnage largement inspirée d’elle-même… Vous en perdez votre latin ? Normiche : c’est pas de la télé, c’est HBO ! En dépit (ou peut-être à cause) de ce brillant réquisitoire contre la télé-poubelle, Mon comeback ne connut hélas que deux petites saisons, diffusées avec 9 ans d’écart.

Le succès de The Office US incitera ses créateurs, Greg Daniels et Michael Schur (scénariste qui a débuté avec… Mon comeback. Tout est lié !), à poursuivre dans la même voie avec Parks and Recreation. Un temps annoncé comme un spin-off avant d’être développée de façon autonome, P & R (comme disent les fans) est bâtie sur les mêmes bases que sa grande sœur – un environnement de travail médiocre et aliénant où cohabitent des personnages allumés – et y ajoute un sous-texte politique de gauche bon teint. (Même Michelle Obama et le futur président Biden y feront des apparitions.) La série connaîtra un succès et une longévité toujours aussi enviable, mais le mockumentaire connaît alors déjà ses derniers feux ; un peu plus tard, la fin de Modern Family, autre avatar du genre, achève d’enfoncer le clou. La création suivante de Michael Schur, Brooklyn Nine-Nine, s’inscrit encore dans le registre de la comédie de bureau, mais la forme y est un peu plus convenue. L’inventivité visuelle est certes présente, mais rien de ce qui est expérimenté ne l’a été avant, dans ScrubsHow I Met Your Mother ou Community. Moderne, certes, mais plus vraiment post-moderne... D’autant qu’à la même époque, la sitcom connaît une extension de son terrain de jeu, sur le fond et sur la forme là encore : des séries comme Girls, InsecureAtlanta ou Fleabag sont de très bons exemples de cette comédie qui chasse sur les terres du drame et brouille les frontières entre les deux.

La Boétie et TikTok

Un chant du cygne assez logique ; après tout, c’est dans l’ordre des choses qu’une tendance disparaisse après qu’elle a été exploitée à son plein potentiel. Aujourd’hui, une série comme What We Do in the Shadows, autre mariage de la carpe et du lapin (mockumentaire vs film de vampires) fait figure d’exception, au même titre que des sitcoms vaudevillesques comme The Big Bang Theory ou Mon oncle Charlie faisaient hier de la résistance… Pourtant, au-delà des simples goûts et dégoûts du public et donc des décideurs, risquons-nous à une lecture un peu plus sociologique. Car, si on part du principe que la tendance du mockumentaire a connu son essor avec le règne de la télé-réalité, qu’elle en adopte la grammaire pour mieux en exposer la vacuité, il est finalement logique que cette veine satirique ne trouve plus son public. Et ce pour une raison très simple : aujourd’hui, plus besoin de regarder MTV pour suivre la « vraie » vie de happy few et y étancher sa soif de voyeurisme. Il suffit d’aller sur TikTok ou Instagram et de suivre les tribulations de quelques « influenceurs » qui ont volontairement fait de leur vie un panoptique flippant ou un remake cheap du Truman Show. La Boétie, lui, n’avait pas TikTok, mais était déjà prescient sur le sujet quand il parlait de servitude volontaire. Des évolutions technologique qui interrogent notre rapport au monde, et inspirent logiquement les téléastes susmentionnés. Dans Upload de Greg Daniels, les rêves érotiques d’Elon Musk sont devenus réalité : chaque humain peut, à sa mort, se « téléverser » dans un au-delà virtuel, en interagissant toujours avec les vivants. Dans la vertigineuse The Good Place, Michael Schur va encore plus loin, et donne à voir l’Enfer et le Paradis, rien que ça, où absolument tout ce que fomente l’esprit humain est rendu possible grâce aux talents de quelques « architectes » plénipotentiaires. À chaque époque sa technique, à chaque technique ses questionnements. En ce moment, c'est la surveillance globalisée, subie ou choisie, et la « mort de la mort » qui taraudent les sitcoms. Et c'est tant mieux : comme disait Didier Super, « vaut mieux en rire que s'en foutre. »

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