Rafik Djkoumi, documentariste "Merian C. Cooper était partout et nulle part à la fois"


 

Il a créé ou cocréé l’un des monstres les plus sacrés de l’histoire du cinéma américain (King Kong), une société de production, Argosy Pictures, à laquelle on doit certains des meilleurs films de John Ford, et un format de projection resté fameux, le Cinérama. Lui, c’est l’hyperactif, le bouillonnant, l’insatiable Merian C. Cooper.

Un cinéaste-aventurier, un conquérant – peut-être l’un des derniers de Hollywood – pourtant resté étrangement méconnu, particulièrement en France. Pour combler cette lacune, Rafik Djoumi, journaliste des lecteurs d’Arrêt sur images et Capture Mag, lui rend hommage dans un documentaire. Entretien.

Beaucoup d’intervenants dans votre documentaire parlent d’un “choc originel” à propos du King Kong de 1933. Quel a été le vôtre ?

Le choc originel, pour moi, date de mon enfance, de mon arrivée en France. Avec ma mère, on avait très peu d’argent et on s’était fait offrir un vieux poste de télé noir et blanc avec une seule chaîne. Ce qui tombait bien, c’est que le soir même, c’était un classique qui était diffusé : King Kong.

J’avais probablement vu des films auparavant, mais je n’en ai gardé aucun souvenir. Mon premier souvenir vif de cinéma, c’est celui-ci. Un électrochoc, suivi une semaine plus tard de mon premier souvenir en salle : Star Wars. J’ai du mal à dissocier les deux, puisque ce sont deux mythes cinématographiques, qui ont ce pouvoir de me projeter, de me convaincre de l’existence d’un autre monde – un monde intérieur, pour le définir comme cela.

Et qui, beaucoup plus tard, m’ont amené vers des lectures pour mieux comprendre de quoi était fait ce choc originel. Pourquoi est-ce que la figure de Kong m’a tant parlé ? Pourquoi ai-je eu l’impression de me voir ? Kong m’a donc amené vers Herman Melville et Joseph Conrad, de la même façon que Star Wars m’a poussé à lire des livres d’anthropologie et d’ethnologie, toujours dans le but de comprendre ce choc émotionnel.

Qu’est-ce qui vous a poussé, plus tard à raconter l’histoire de Merian C. Cooper ?

Ce qui a été déterminant, c’est la sortie du livre de Michel Le Bris, Kong, en 2017. À l’époque, je travaillais sur une émission pour Arte Creative, Bits, et j’avais décidé de consacrer une émission à ce gros livre et à Le Bris. Je crois d’ailleurs que cela a été l’une des plus mauvaises audiences de l’émission, un des épisodes les moins vus, mais j’en étais, moi, particulièrement fier ! Cet ouvrage a poussé Michel Le Bris aux quatre coins du monde. Il pouvait aller, disons, en Arménie pour y retrouver la trace du passage de Merian C. Cooper et Ernest Schoedsack. Il a mené une vraie enquête, à la recherche de ce personnage et de pourquoi il avait accompli tout cela.

Lorsque je découvre ce bouquin, je suis comme vous : je n’ai pas du tout conscience de la vie extraordinaire qu’a été celle de Cooper. J’avais vu ses films Chang et Les Quatre plumes blanches, j’avais su qu’il a été producteur et a contribué à créer le format Cinérama – mais je n’avais pas du tout idée qu’il avait été ce que j’appelle dans le film “le dernier conquérant”. L’un des derniers personnages hauts en couleur, à la fois aventurier, forain, anthropologue.

À l’époque, on avait donc eu la chance d’interviewer Michel Le Bris, et Dieu merci puisque celui-ci nous a quittés depuis ; cette interview constitue donc le tronc du documentaire. Puis, l’année dernière, Sophie Wittmer, une vieille amie devenue productrice, m’a convaincu de mettre en chantier ce documentaire. On a réussi à convaincre la chaîne TCM, qui cherchait un documentaire adapté à la rediffusion du King Kong de Peter Jackson.

 


Outre Michel Le Bris, le documentaire est riche d’autres prises de parole. On ne s’étonne pas, par exemple, de la présence de Guillermo del Toro.

Bien sûr, Guillermo est un vieil ami ; c’est un cinéaste que j’ai pris l’habitude d’interviewer depuis L’échine du diable. Il a toujours déclaré que les monstres lui avaient sauvé la vie et je savais que l’entendre parler du secret mythologique, voire psychanalytique, de Kong serait passionnant. À l’inverse, on pourrait s’étonner de la présence de Jean-Jacques Annaud. C’est pourtant un cinéaste français qui est parti, dès ses débuts, faire des choses extraordinaires aux quatre coins du monde, pour des projets aberrants. Lui aussi a été, comme les autres intervenants, marqué par King Kong.

Tous les intervenants, en fait, ont gravité autour de la figure de Cooper. Serge Bromberg a travaillé sur le catalogue RKO et connaît bien la vie de Cooper. Concernant Nicolas Stanzick, enfin, j’en suis très content car c’est lui qui est aujourd’hui responsable des archives de Midi-Minuit Fantastique, revue à laquelle Merian Cooper avait accordé un long entretien dans un numéro spécial King Kong. J’accorde une grande importance à ceux qui, dans le champ critique, ont abattu quelques murs ; à l’époque, l’équipe de cette revue était vraiment seule contre tous, on ne voyait même pas l’intérêt d’interviewer Cooper… Nicolas Stanzick nous parlait de la fameuse lettre envoyée à Cooper en 1962, par les journalistes de Midi-Minuit Fantastique. Puis, tranquillement, il nous dit : “Mais vous voulez la voir ?” Elle était dans ses archives, il nous a sorti la lettre authentique ! C’était assez émouvant de pouvoir l’inclure dans le film.

Votre documentaire montre bien aussi comment le parcours de Cooper et Schoedsack, leurs périples, ont nourri le film.

Dès lors que Cooper a déclaré un jour “Je suis King Kong”, on se sent autorisé, en tant que cinéphile, à établir le lien autobiographique. On sait que de nombreux cinéastes parlent d’eux-mêmes dans leurs films, et Cooper et Schoedsack ne faisaient pas exception. Michel Le Bris m’avait raconté la rencontre entre Schoedsack et son épouse, Ruth Rose. J’avais dit : “C’est marrant, ça ressemble à la rencontre entre Ann Darrow et Carl Denham !” Partant de cela, c’était facile pour moi de raconter l’histoire de ces personnes avec les images de King Kong

Merian C. Cooper est aussi le produit de son époque, le reflet d’un cinéma hollywoodien qui tient alors autant du théâtre que du cirque. On pense à Babylon ou à l’oncle fantasque de The Fabelmans en voyant ce Hollywood qui a disparu depuis longtemps.

Je ne suis pas si sûr qu’il ait disparu ! Si vous prenez un film comme Nightmare Alley, de Guillermo del Toro justement, c’est l’histoire d’un forain bonimenteur, qui séduit la bonne société – et c’est un portrait à peine déguisé de comment del Toro se voit lui-même. Il est à la fois ce bonimenteur de génie, ce freak qui contemple ses propres failles.

Ce sont ces personnages-là, comme Cooper, qui font leur époque. Ce ne sont pas des artistes au sens littéraire, au sens XIXe siècle du terme : ce sont des baroudeurs, des baratineurs, des gens mus par une force créatrice. En travaillant sur le personnage de Cooper, j’ai vraiment eu la sensation de quelqu’un qui était en train de se consumer. Je trouve cela fou : le type est à la tête de la production au sein du studio RKO, il trouve le moyen de s’ennuyer. Et parce qu’il s’ennuie, il décide de créer une compagnie aérienne – qui deviendra la PanAm !

Il ne tenait pas en place, et j’ai dû laisser beaucoup d’événements de sa vie, par manque de temps, comme cette expédition en Éthiopie où Merian Cooper et Ernest Schoedsack sont nommés généraux par Haïlé Sélassié. Les deux cinéastes pensaient tourner une scène de bataille mais avaient été envoyés faire la guerre pour de vrai. On a frôlé le drame ce jour-là ! Cet épisode, ou d’autres, comme le génocide arménien – dont Schoedsack a été témoin – ont été importants dans la constitution des personnages de King Kong.

 


 

Les différentes interventions contribuent à répondre à ce qui est la grande question de votre film : comment un homme qui a fait autant que Cooper a-t-il pu être effacé des livres d’histoire du cinéma ?

C’est ce qui restait un mystère, d’un point de vue cinéphilique : comment quelqu’un qui a tant accompli peut-il en effet rester dans l’obscurité ? Certes, c’est un peu moins le cas dans le monde anglo-saxon puisque, quand j’en parlais avec Andy Serkis ou Guillermo del Toro, Merian Cooper était pour eux une personnalité connue et reconnue. Un ressenti que je n’avais pas du tout concernant la cinéphilie française. C’est aussi pour cela que le travail de Midi-Minuit Fantastique a été aussi important : il a contribué à faire entrer le nom de Cooper dans une forme de panthéon.

Je crois aussi que Cooper était un personnage trop désorganisé, trop éparpillé pour qu’on écrive facilement sa légende. Peut-être que c’est plus facile de créer une légende quand on est connu pour une seule chose : Alfred Hitchcock est “le maître du suspense” – quand bien même il a fait des tas de films qui sortent de ce genre-là. Mais pour Cooper ? Entre le réalisateur, le documentariste, le producteur, le producteur exécutif… Il est partout et nulle part à la fois, et donc difficile à mettre dans une case.

D’autant que j’ai l’impression qu’il a assez peu fait pour sa propre légende. Même s’il était derrière le Cinérama, il ne s’est pas tellement mis en avant à ce moment-là. Là encore, on l’a oublié, mais ce format était quelque chose de stupéfiant, trop en avance sur son temps. Le spot de présentation du Cinérama, sur fond de montagnes russes est, l’année de sa sortie, le plus gros succès du box-office américain !

In fine, après avoir concrétisé King Kong, Cooper ne parviendra jamais à retrouver un projet d’une telle ampleur, en dépit de tout ce qu’il fit par la suite.

J’étais surpris et intrigué de savoir que ce sont Ernest Schoedsack et lui qui conduisent l’avion qui tuent King Kong dans le film. Alors que, dans le même temps, il disait “Je suis King Kong”. Qu’est-ce qui peut bien pousser un créateur à tuer sa création ? On touche là à cette mélancolie qui parcourt le film original, une dimension que Peter Jackson avait bien comprise, comme tous ceux qui ont un rapport intime avec King Kong.

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