Mémoire morte : le patrimoine, parent pauvre de l'industrie télévisée

 


À Hollywood comme ailleurs, la Roche Tarpéienne n’est qu’à un jet de pierre du Capitole. Westworld, vaisseau-amiral de HBO de la décennie écoulée, vient d’en faire l’amère expérience. Annulée sans ménagement (et sans vraie fin) en novembre dernier, elle doit qui plus est subir l’humiliation d’être retirée de HBO Max, le service de SVOD rattaché à la maison-mère, Warner Bros. Discovery. Le désaveu connu par Westworld n’est hélas pas un cas isolé ; elle est même sans doute vouée à un destin plus recommandable que d’autres. Acclamée et récompensée « de son vivant », elle dispose d’une solide base de fidèles et nul doute que bien des sites de streaming l’hébergeront encore un moment sous le manteau. Quid néanmoins de titres moins connus ? Quid de Gordita Chronicles, Minx, The Nevers, dont vous n’avez probablement jamais entendu parler, et dont vous ne risquez pas d’entendre parler de sitôt, HBO Max ayant également décidé de les faire passer à l’échafaud ? Elles pourraient alors rejoindre les légions d’œuvres pour lesquelles aucune démarche de restauration ou même de conservation a été faite, et par conséquent progressivement invisibles.

Bruit de fond

Si tant de séries ont connu un tel destin, c’est avant tout pour des raisons historiques, voire sociologiques. Jusqu’à il n’y pas si longtemps, la télévision était avant tout un pis-aller, un art mineur, au mieux destiné à recracher des œuvres déjà sorties en salles, au pire à créer un bruit de fond pendant qu’on fait du repassage. « Le cinéma, c’est un art ; la télévision, c’est un meuble » : on se souvient de ce mauvais mot godardien, hélas encore enraciné dans certains esprits. Il aura fallu plusieurs générations de magnum opus (en premier lieu chez HBO, justement) et le travail de quelques sériephiles pionniers pour que la série s’impose comme objet et sujet tout à fait respectable. De ce manque d’égard envers cette forme découle finalement cette absence de l’idée de patrimoine, de mémoire. Si la télé est le règne de l’éphémère, du volatile, pourquoi s’embarrasser à conserver tout ça en bon état ? Si le feuilleton policier de la veille au soir vaut à peine mieux que Michel Drucker ou le JT de 20 heures, à quoi bon ? Certaines grandes oeuvres en ont fait les frais : même si vous avez dévoré Chapeau melon et bottes de cuir en DVD, vous n’aurez jamais vu tous les épisodes, pour la simple et bonne que les tous premiers n’ont jamais été conservés… Aux États-Unis, le Paley Center, musée de la télévision et de la radio ou, plus près de chez nous, l’INA (aujourd'hui doté de sa propre plateforme : Madelen), font fort heureusement un travail de fond pour entretenir cette flamme et transmettre « toute la mémoire du monde. » Mais il ne s'agit là, hélas, que d'un seau d'eau dans l'océan. (On arguera que le cinéma d'hier est logé à la même enseigne. Peut-être, sauf que des relais existent pour résister, et défendre inlassablement ces objets, en salle comme en kiosque.)

« Vous ne voleriez pas une voiture... »

Les temps changent ? Pas tant que ça, hélas. Un temps corrélée à l’essor du DVD, la sériephilie, désormais mainstream, est aujourd’hui largement tributaire de ce que mettent en ligne quelques entreprises oligopolistiques : Netflix, Amazon Prime, Apple TV, Disney+, etc. Très concrètement, cela signifie qu’une série qui n’a pas su attirer son audience à sa sortie peut très bien, du jour au lendemain, disparaître d’un catalogue, pour ensuite se perdre dans les limbes des Internets, voire se perdre tout court. À l’heure où les algorithmes font un remarquable boulot d’uniformisation des goûts en nous orientant toujours plus vers ce que l’on connaît déjà et ce que notre voisin a déjà aimé, à l’ère où les consommations sont désormais regroupées au sein de ce que l’on pourrait appeler un « archipel culturel » constellées de quelques sagas cachant le reste de la forêt, pas sûr que ces disparitions, actées ou programmées, suscitent trop d’émoi. Et puis, de toute façon, si personne n’avait regardé en premier lieu, c’est que ça ne devait pas être si bon que ça, pas vrai ? C’est pas si grave, hein ?

Si, c’est grave, et à plus d’un titre, d’ailleurs. Au-delà de cette uniformisation et cette aseptisation des goûts déjà bien embêtante, ce rétrécissement du domaine de la lutte ouvre un boulevard aux consommations pirates. Le support DVD ayant désormais été relégué aux marges – même si de nouvelles voies sont expérimentées en la matière –, celles et ceux qui voudraient découvrir des choses plus vieilles, plus étranges ou moins facilement digérables par les algos doivent ainsi bien souvent se tourner vers… le streaming et le téléchargement illégal. Des modes de consommation aussi peu fiables que viables ; les spectateurs doivent souvent souffrir d'une qualité toute pourrie et, surtout, les créateurs des œuvres concernées ne sont pas rétribués à leur juste valeur. Des canaux pourtant voués à de beaux lendemains tant que n’existera pas d’alternative sérieuse proposée à ceux qui souhaitent goûter à autre chose qu’au robinet d’eau tiède des plateformes.

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