Jean-François Buiré, auteur : "Carlito Brigante est habité d’une puissance qu’il semble toujours sur le point de perdre"
Et si Carlito Brigante était un magicien fatigué, exerçant ses pouvoirs chancelants dans le New York désenchanté des années 1970 ? C’est la thèse défendue par l’auteur Jean-François Buiré, plume passée – entre autres – par Cinémaction, Trafic ou les Cahiers du Cinéma dans un essai original et stimulant : De Palma, Mana, Cinéma. Echange avec l’auteur autour de ce film resté méconnu trois décennies après sa sortie, qui demeure pourtant l’un des sommets de la carrière de son auteur.
Quelle est votre histoire avec L’Impasse ? Quelle relation avez-vous noué avec lui à travers les années ?
Je n’ai pas été immédiatement attiré par le film ; j’avais un rapport complexe à De Palma à l’époque puisque j’aimais toute sa filmographie des années 1970 jusqu’au début des années 1980, mais avais été moins séduit par ce qu’il avait fait ensuite. Je l’ai découvert en le projetant puisque j’étais projectionniste à l’époque, dans une salle de la périphérie lyonnaise. Or, projeter un film est la moins bonne façon de le voir !
Malgré tout, en en captant quelques instants à travers la cabine de projection, j’avais été attiré par L’Impasse, et suis donc allé le voir en entier. Depuis, mon intérêt pour lui ne s’est jamais démenti. Aujourd’hui, j’aurais une petite réserve sur le personnage féminin principal – mais, en dehors de ça, je continue à trouver que c’est une œuvre d’une intensité dramatique et émotionnelle assez rare.
Mon livre est en fait la version retravaillée d’un texte que j’avais écrit pour le magazine lyonnais Génériques en 1996. Depuis, j’avais toujours le sentiment que L’Impasse demeure étrangement méconnu… N’exagérons rien : ce n’est pas le plus confidentiel des films mais, compte tenu de ses conditions de production, de son réalisateur et son acteur principal, il est étonnant qu’il ne soit pas plus connu. Et, si certains longs-métrages ne rencontrent pas leur public à leur sortie, cela peut leur arriver plus tard – c’est le cas, pour citer un contemporain de L’Impasse, d’Un jour sans fin, sorti en catimini en France et depuis devenu un classique de la comédie. L’Impasse, lui, est très connu… de ceux qui le connaissent déjà, mais méconnu pour les autres.
La méprise qui a pu avoir lieu est aussi liée à Scarface, tourné dix ans auparavant – par le même cinéaste et le même acteur, donc, mais aussi chapeauté par le même producteur (Martin Bregman) et portant sur un sujet assez proche. Et si beaucoup de spectateurs s’attendaient à un Scarface 2, il en fut tout autrement. En une décennie, les personnages interprétés par Al Pacino sont même passés de « la vie de rêve » à « la fin du rêve »…
Oui, et je crois que ce qui a pu jouer contre L’Impasse est qu’il s’agit d’une œuvre largement placée sous le signe de l’émotion. On est ici loin de Scarface et son personnage qui, en dehors de quelques lignes rouges – ne pas tuer d’enfant, par exemple – est un personnage, dur, froid, même très contestable ! L’Impasse, lui, est centré sur des choses bien plus affectives, est plus mélancolique, et ce n’est peut-être pas ce qu’on en attendait à sa sortie.
J’ajouterai qu’il est sorti après deux autres œuvres ayant pour sujet le poids du passé qui nous empêche d’avancer, thèmes récurrents dans le film noir : d’une part le troisième volet du Parrain, également avec Pacino, et qui fut lui aussi un échec, d’autre part Impitoyable. Peut-être qu’alors le thème ne paraissait pas très original. Enfin, j’avance dans le livre qu’à l’époque, quatre cinéastes américains (Tim Burton, James Cameron, Michael Moore, Quentin Tarantino) sont particulièrement en vogue, et que ce que fait De Palma ne ressemble à aucun d’entre eux.
Vous analysez L’Impasse à la lumière du « mana », notion empruntée à la magie. Quels sont les symboles ou signes disséminés qui vous ont mis sur cette voie ?
J’aurais du mal à remonter à la source initiale de cette métaphore, peut-être est-ce lié au fait que j’avais été moi-même enchanté par le film. Pourtant, il ne joue jamais sur cette idée un peu facile que « ce qui se passe au cinéma, c’est magique », et à aucun moment, il n’y est explicitement question de magie. Cela dit, cette approche me permettait de prendre un peu de distance par rapport à sa seule intrigue.
Surtout, le personnage de Carlito Brigante est habité d’une « puissance », qu’il semble toujours sur le point de perdre. Le mana, c’est justement ce principe d’efficacité magique, très présent dans les sociétés à croyances magiques, notamment polynésiennes. C’est un principe totalement intangible que l’on peut rattacher à certains facultés de Carlito : son intuition, sa connaissance intime du monde dans lequel il évolue, les puissances qu’il peut y invoquer.
Vous vous servez également de la magie comme d’un point de départ pour évoquer la tension, si ce n’est l’opposition entre cette dernière et la technologie – omniprésente chez De Palma, depuis les micros de Blow Out jusqu’aux caméras démultipliées de Snake Eyes…
En effet, et L’Impasse ne fait pas exception à cette présence non plus – bien que cela saute moins aux yeux que dans un Mission : Impossible, par exemple. Chez De Palma, la technologie a à voir avec la magie, en ce qu’elle permet de prime abord la négation de la distance ; comme si les technologies, particulièrement audiovisuelles, permettaient de nier la distance physique… Or, le cinéaste nous le rappelle, cette distance est toujours là : la fin de L’Impasse, c’est avant tout un homme qui cherche désespérément à rejoindre un quai de gare pour fuir avec la femme qu’il aime… mais qui en est empêché par la réalité physique du monde.
L’une des plus belles illustrations depalmesque de cette idée figure dans un long-métrage qui est par ailleurs loin d’être le meilleur de son auteur, Mission to Mars, où deux spationautes dans l’espace se parlent. Ils ont l’impression d’être l’un à côté de l’autre, mais la distance qui les sépare est en réalité infranchissable. L’un sait que, s’il veut rejoindre l’autre, il ne pourra pas en revenir. Là encore, la négation de la distance trouve sa limite.
Pour vous, ce mage aux pouvoirs qui déclinent, cela pourrait même être Brian De Palma lui-même.
En reprenant sa filmographie, je me suis rendu compte qu’il avait réalisé L’Impasse quasiment au mitan de sa carrière, puisqu’il a commencé au début des années 1960. Lorsqu’il réalise ce film, il sort de plusieurs échecs, particulièrement celui du Bûcher des Vanités. Tous les cinéastes les plus fameux de sa génération – les Coppola, Scorsese, Spielberg – ont tous essuyé des revers au tournant des années 1990. Peut-être commençaient-ils à se sentir vieillir. Même cette idée, que l’on évoquait, de réaliser ce film-là dix ans après Scarface peut être vue comme une volonté de revenir sur un terrain plus balisé. Mais, là encore, c’est ce qui est beau : il ne se contente pas de refaire Scarface, il fait un film qui en est presque aux antipodes.
D’où cette notion de « puissance » que je mentionnais : pas au sens de ce qui permet d’imposer aux autres sa puissance, mais de ce qui permet d’accomplir quelque chose. Et, si cela se termine « mal » pour le personnage, la puissance est aussi un moyen de retrouver ce dont est capable le cinéma. Si l’on croit au départ que le personnage est dans une situation périlleuse, il finit par déployer une énergie cinématographique qui nous emmène très loin, et l’on finit par désirer que la séquence ne se termine jamais…
Si De Palma est précisément un cinéaste de la puissance, de la maîtrise, certains des plus beaux moments de ses films sont ceux qui laissent davantage à l’improvisation, à l’imprévisibilité. Vous citez cette formule chère à Fritz Lang : « ce moment qui nous échappe »…
Je repars dans mon livre de la distinction que faisait Manny Farber entre les cinéastes « éléphants blancs » et les cinéastes « termites ». Il rejetait assez violemment les premiers et je dois avouer avoir du mal, moi aussi, avec ces réalisateurs qui se présentent comme de purs maîtres, connus pour leur discipline. Certes, le cinéma est un moyen d’expression matériellement si lourd qu’il requiert de la maîtrise mais les œuvres de ces réalisateurs ne me touchent pas personnellement. Ne plus tout maîtriser toutes les choses, la peur de ne plus les maîtriser, est assez présent chez De Palma, et c’est là selon moi que son cinéma devient vraiment intéressant et poignant. On revient là à la magie puisque le mage, le thaumaturge, le sorcier est toujours censé être en position de maîtrise, mais il peut rapidement perdre celle-ci.


