Arnaud Devillard et Nicolas Schaller, auteurs : "Dans ses films, Steven Spielberg ment pour panser les plaies du réel"

Spielberg, la totale : voilà un livre qui porte bien son nom. En retraçant le fil de cette prolifique carrière, d’abord à la télévision puis surtout au cinéma, Olivier Bousquet, Arnaud Devillard et Nicolas Schaller mettent au jour les leitmotive visuels, les marottes et les angoisses du père d’Indiana Jones. Entretien en forme d’analyse du patient Spielberg avec les docteurs Devillard et Schaller…

Jurassic Park (1993)

Votre ouvrage est l’un des premiers, particulièrement en France, à s’intéresser à l’œuvre télévisuelle de Steven Spielberg, longtemps laissée de côté voire dédaignée. Qu’avez-vous découvert en la visionnant ?

Arnaud Devillard : Beaucoup de motifs visuels et techniques étaient déjà présents ; à l’époque, Spielberg est déjà un virtuose ! Il se forme bien sûr, mais il fait déjà preuve d’une grande maîtrise. C’est aussi la télévision qui va cimenter sa relation avec Sid Sheinberg [président d’Universal Television puis d'Universal Studios à l’époque, Ndr], son mentor, celui qui lui permettra d’aller vers le cinéma. Sans Sheinberg, Spielberg ne serait pas devenu celui qu’il est aujourd’hui.

Nicolas Schaller : Il essaye déjà de tester des choses. Il n’y arrive pas toujours car les contraintes étaient assez fortes mais il a toujours de véritables idées de mise en scène, comme de tourner une scène en plan-séquence, ce qu’on ne faisait pas en télévision à l’époque. On sent déjà l’influence très forte de Hitchcock, dans son Columbo ou Eyes, un des épisodes de Night Gallery. C’est amusant car, à la fin des années 1960, Hitchcock commence à décliner et, au même moment, ce cinéaste débutant arrive et réactualise des motifs très hitchcockiens.

Ce qui transparaît aussi dès ses réalisations pour la télévision, c’est le travail avec les acteurs. À l’époque, beaucoup d’anciennes gloires du cinéma terminent leur carrière sur le petit écran, comme Joan Crawford ou Ralph Bellamy – des gens qui ont marqué Spielberg en tant que cinéphile. En les dirigeant, il va se rendre compte à quel point ils peuvent être compliqués ou capricieux. Il ne dirigera des stars – comme Tom Hanks ou Tom Cruise – qu’assez tardivement. Il a d’abord préféré les fabriquer lui-même, comme ça a été le cas avec Richard Dreyfuss ou Harrison Ford.

AD : Il faut aussi se souvenir qu’il n’avait pas du tout envie de faire de télévision. Son premier court-métrage, Amblin’, lui a permis d’y décrocher des contrats, mais il ne pensait qu’à faire des longs-métrages. À chaque nouveau contrat à la télé, il est à la fois content et désespéré, car c’est un format qui bride ses ambitions.

Avec son mentor Sid Sheinberg.

L’histoire de Steven Spielberg a déjà souvent été racontée, sans compter que le cinéaste lui-même a longtemps écrit sa propre légende. Quels écueils fallait-il éviter dans la rédaction de cet ouvrage ?

AD : Il a fallu démêler le vrai du faux ; c’était compliqué, on a dû creuser… Très rapidement, on s’est rendu compte que les interviews d’époque et les making of parfois tournés a posteriori se contredisaient. Pour certaines histoires, la chronologie ne collait pas. Ce qui était intéressant, c’était « d’oser » dire qu’il avait lui-même réécrit son histoire pour mieux bâtir sa légende. Concernant le tournage de la scène finale d’E.T. par exemple, trois versions cohabitent : celle de Spielberg, celle du chef opérateur Allen Daviau et celle du coscénariste Matthew Robbins – c’est ce dernier qu’on aurait tendance à croire, car il n’a pas vraiment d’intérêt à enjoliver la vérité… Certaines histoires étaient même complètement aberrantes, comme celle prétendant qu’à 6 mois, le tout jeune Steven a été frappé par une forte lumière provenant de l’encadrement d’une porte dans une synagogue, image aux nombreux échos dans sa filmographie. À 6 mois ! On s’est donc amusé à déconstruire plusieurs légendes, bien que certains épisodes restent très nébuleux, comme celui de son arrivée chez Universal.

NS : Même dans The Fabelmans, son œuvre la plus autobiographique, certaines zones d’ombres subsistent. Le film est fondé sur l'idée que le cinéma est à la fois pour lui le révélateur de ce qui est caché et le moyen d’enfouir ses douleurs. Dans The Fabelmans, c’est en visionnant des images tournées en Super 8 lors d'un week-end en famille qu’il comprend que sa mère a une relation avec le meilleur ami de son père. C’est une très belle scène, mais le réalisateur a expliqué à plusieurs reprises que son père avait endossé la responsabilité au moment du divorce pour que ses enfants ne rejettent pas leur mère ; Spielberg et son père se sont même brouillés pendant une quinzaine d’années… Les deux versions sont donc contradictoires.

À la sortie de The Fabelmans, j’ai interviewé Spielberg et Tony Kushner [son co-scénariste, Ndr]. Quand je parle à Kushner de cette contradiction, il me dit « J’entends bien ce que vous me dites, mais quand on a évoqué son histoire familiale avec Steven, c’est le premier souvenir dont il m’a parlé… » Spielberg, lui, me dit – peut-être pour botter en touche – qu’il n’avait initialement pas fait le lien entre ce qu’il a vu sur ces images et ce qu’elles signifiaient réellement. Bien sûr, cela nous arrive à tous de réinventer nos souvenirs, mais là, tout de même... Conclusion : soit Spielberg a sciemment réinventé son passé pour une meilleure portée dramatique, soit cette contradiction en dit long sur son rapport très naïf aux choses de l'amour et du sexe à cette époque.

Sur le tournage d'E.T. (1982)


The Fabelmans est ce que Spielberg a fait de plus ouvertement autobiographique mais, dans beaucoup de ses films précédents, il parlait déjà beaucoup de lui…

AD : Chacun de ses longs-métrages est ancré dans son enfance, dans ses souvenirs. Notre travail avec ce livre a été de relier les fils. Faire dialoguer les films avec des événements bien réels. Indiana Jones et la dernière croisade, par exemple, est clairement l’œuvre de la réconciliation avec son père, qui a eu lieu à cette période-là.

NS : Un autre bon exemple est celui d’Indiana Jones et le temple maudit, désavoué par son réalisateur. Un film noir, violent, pervers, et paradoxalement un de ses plus divertissants à regarder, conçu comme un grand 8. Il y met en scène des enfants esclavagisés, torturés, exécutés. Or, celui-ci, Spielberg l’a tourné juste après La Quatrième Dimension (le long-métrage adapté de la série télévisée) qu'il a produit et sur le tournage duquel un accident d’hélicoptère a coûté la vie à l’acteur Vic Morrow et à deux enfants. Je pense que Le Temple maudit est, pour lui, le moyen d’exorciser ce traumatisme. De reprendre le dessus sur cette douleur – jusque dans la fin optimiste et cette image naïve, presque néocolonialiste, d'Indiana Jones accueilli comme le messie par tous les enfants du village indien. D’autant qu’il n’a pas été irréprochable au cours du procès, puisque c’est surtout John Landis qui a souffert des répercussions de cette affaire.

Il aura pourtant mis du temps pour réaliser un récit ouvertement autobiographique.

NS : Spielberg a attendu que ses deux parents soient morts avant de réaliser The Fabelmans, il n’aurait sans doute jamais pu le faire de leur vivant. Il avait une certaine pudeur à ce sujet, et je pense que Tony Kushner a été primordial. Kushner est le scénariste de Munich, de Lincoln, de West Side Story…  Or il a un discours très critique et acerbe envers les Etats-Unis et le sionisme. Il a malmené le cinéma de Spielberg, il l'a « déniaisé » en quelque sorte. C’est une autre chose que l’on essaye de mettre en lumière dans le livre : ces gens issus d’un milieu plus intellectuel, avec qui le cinéaste a entretenu un lien fort. Il est par exemple resté proche du dramaturge Tom Stoppard, son scénariste d’Empire du Soleil et qui a été son script doctor durant de nombreuses années. C’est lui, par exemple, qui a peaufiné les dialogues façon screwball comedy entre Indiana Jones et son père dans La Dernière croisade.  

Ce qui est également fascinant dans The Fabelmans, c’est ce que le réalisateur dit sur l’antisémitisme. Sammy, l’avatar du jeune Steven, y met en scène un court-métrage à l’occasion d’une sortie scolaire et devient l’idole du lycée après la projection. Tout le monde se rend compte qu’il a du talent, et il a su créer une émulation de groupe. L’un des protagonistes est un de ceux qui harcelaient Spielberg et que celui-ci filme presque comme un héros en adoptant une imagerie viriliste. On n'est pas loin de Leni Riefenstahl, la cinéaste de la propagande nazie. Il y a quelque chose de très tordu dans la manière avec laquelle Sammy/Steven, le juif malingre, s'intègre dans cette Amérique blanche et compétitive.

 

Avec son complice Tony Kushner.
 

« The Fabelman » c’est, littéralement, « l’homme des fables », voire « l’affabulateur ». On retrouve chez le cinéaste cette volonté « d’imprimer la légende » chère à John Ford, l’un de ses maîtres. Comme vous le soulignez dans le livre, cette thématique de l’affabulation, de l’imposture, est présente dès son premier court-métrage, Amblin’, puis bien sûr dans Arrête-moi si tu peux.

AD : Spielberg s’est longtemps vu comme un imposteur, ce que je ne soupçonnais pas forcément. Amblin’ parle déjà de ça, et j’ai revu sa filmographie à cette lumière-là. Je ne sais pas trop comment l’interpréter car il avait d’une part cette volonté de fer de réussir et d’autre part un manque de confiance en lui, une impression de ne pas être à la hauteur.

NS : Ce qu’on voit bien dans Arrête-moi si tu peux, c’est cette douleur d’enfant divorcé. Ironiquement, le film a remis le personnage de Frank Abagnale Jr. sur le devant de la scène ; un livre à charge a ensuite été publié, où l’on pouvait lire que la moitié de ce qu’avait prétendu Abagnale, et par conséquent Arrête-moi si tu peux, était faux ! C’est donc l’imposteur qui se fait avoir à son tour… Je crois que ce sentiment d’imposture vient de sa position à Hollywood, vis-à-vis de ses pairs, de rebelles comme Scorsese ou Coppola. Car c’est le cinéma des années 1980 de George Lucas et Spielberg qui a tué dans l’œuf le cinéma d’auteur des années 1970, du Nouvel Hollywood. Et il y a aussi ses racines ashkénazes, avec ce sentiment de culpabilité qui n’est jamais très loin.

C’est étrange à dire car ce n’est sans doute pas le cinéaste le plus torturé au monde, mais il y a dans son cinéma une mélancolie, une tristesse, de plus en plus visible. Ce que l’on développe aussi dans notre livre, c’est qu’il a grandi, qu’il est devenu adulte vingt ans après ses débuts. Il a fait ses films du Nouvel Hollywood au début des années 2000. Ce n’est pas par la guerre du Vietnam qu’il a été le plus marqué, mais par le 11-Septembre. Ses grands films critiques sur l’Amérique, il les fait lors d’une période qui va d'A.I. à Munich, voire à Lincoln, avec quelques résurgences dans Pentagon Papers. Pour moi, c’est là que Spielberg devient adulte. Il aura mis longtemps à grandir, aussi parce qu’il a mis du temps à prendre du recul sur l'American way of life, cette image très Norman Rockwell d’une Amérique florissante et rayonnante, qu’il a aussi contribué à perpétuer. Il a longtemps été tiraillé entre cet idéal nourri par ses visions d’enfants, et la réalité avec ses souffrances, d’abord familiales, puis sa prise de conscience politique liée au 11-Septembre.

Sur le tournage d'A.I. (2001)


Cela évoque ce que Stanley Kubrick, disait à propos de La Liste de Schindler : « C’est l’histoire d’un succès. 6 millions de personnes sont mortes pendant l’Holocauste. La Liste de Schinder raconte l’histoire des 600 qui ont survécu. »

AD : Il part ici d’un fait historique, mais presque pour le traiter à l’envers. Pareil dans Il faut sauver le soldat Ryan, qui parle du Débarquement pour raconter le sauvetage d’un seul type qui n’a aucun intérêt stratégique… Cet idéalisme, il l’a perdu dans ses derniers films, même dans une œuvre qui n’est a priori pas politique comme Ready Player One. À sa sortie, le critique américain Matt Zoller Seitz avait émis l’hypothèse que Spielberg faisait peut-être des films tristes qui s’assument de plus en plus comme tels. C’est aussi pourquoi Pentagon Papers m’a un peu dérangé : il prend l’affaire par le prisme du journal qui n’a pas révélé le scoop et donne l’impression d’une victoire. C’est censé parler en filigrane de l’ère Trump, durant laquelle on peut tout de même difficilement parler de victoire… De la même façon, il a ripoliné le personnage de Meryl Streep, dont la quête de nouveaux investisseurs pour son journal n'avait pas pour but d'embaucher plus de journalistes comme dit dans le film.

NS : Il y a souvent, je dirais, une forme « d’opportunisme bienveillant » de la part du cinéaste ; dans Pentagon Papers, il appuie un peu trop sur le côté féministe, quitte à perdre en crédibilité. Mais c’est aussi ça qui est intéressant : il fait primer l'idéal sur les faits. Il réinvente la réalité pour la rendre plus stimulante. Il ment pour panser les plaies du réel. Dans le cas de Schindler, c’est ce qu’on lui a reproché, notamment en Europe : de montrer ce qui n’est pas montrable, notamment lors de la scène des douches. Ce n’est pas anodin : il part d’un « détail » – si j'ose dire – symbolique pour redonner de l’espoir, ce qui est bien sûr paradoxal quand on aborde un tel sujet.

Un film qu’il faut revoir – à sa sortie, j’étais moi-même passé à côté –, c’est A.I., qui est d’une tristesse insondable et en même temps très poétique. La fin, par exemple, ressemble à une pub Soupline : un enfant dans son lit avec son nounours et sa mère à son chevet. Sauf qu'en réalité, il s’agit d’un enfant-robot avec un ourson robot, et la mère est une chimère, puisqu’elle est morte depuis bien longtemps. Cette image de réconfort est en fait un instantané de la fin de l’humanité. À mes yeux, elle incarne parfaitement l'œuvre de Spielberg : une utopie d'apparence naïve qui cache quelque chose de beaucoup plus triste.

Que des numéros 10 : Spielberg, Scorsese, De Palma, Lucas, Coppola.


Paradoxalement, ses derniers films ont été pour la plupart adoubés par la critique mais des échecs au box-office, soit l’inverse de ce qu’il a connu à ses débuts. Selon vous, quelle place tient Spielberg dans le paysage actuel du cinéma américain ? 

NS : À la sortie de West Side Story, un sondage avait été réalisé auprès de jeunes Américains, et une majorité d’entre eux ne connaissaient pas Spielberg. Ils pensaient que c’était une marque de bière ! (rires) Pour plusieurs générations, dont la nôtre, c’est dingue, car Spielberg était synonyme de cinéma. On aimait ou on n’aimait pas, mais on connaissait forcément. Il représente une époque, une certaine idée d'un cinéma rassembleur, la naissance du blockbuster. C’est le reflet d’une industrie qui change – elle a changé plusieurs fois depuis ses débuts, certes –, cyclique… Ironiquement, aujourd’hui, au même titre qu’un Scorsese, il est très critique des franchises comme Marvel, des tentpoles sans âme déclinées à l’infini. Alors même qu’il a contribué, avec George Lucas, à les créer !

Je pense que la bascule a eu lieu après Ready Player One, il est devenu un cinéaste du passé, qui regarde en arrière, explore sa jeunesse. Je ne sais pas si c’est toujours d’actualité, mais il parlait récemment de tourner un remake de Bullitt avec Bradley Cooper. Peut-être une façon de revenir à Duel, de montrer qu’il reste le maître des scènes de poursuite en voitures… Il s’est longtemps approprié les dernières évolutions techniques pour y imprimer sa patte. La Dernière croisade, par exemple, c’est le tout début des effets numériques ; Jurassic Park faisait cohabiter des animatroniques avec les images de synthèse dernier cri ; Les Aventures de Tintin utilisait la performance capture, Ready Player One avait recours à la réalité virtuelle…

AD : Celui-ci sera le dernier film où il essaye de se « raccrocher » à ce qu’il a été avant, comme s’il essayait de prouver qu’il était encore capable de faire un Goonies pour adultes. On lui a d’ailleurs beaucoup reproché d’avoir enlevé certaines références contenues dans le roman, notamment aux jeux vidéo ou à sa filmographie passée, comme pour lui dire « Papy, tu comprends rien au gaming… » Alors que c’est de notoriété publique que Spielberg est lui-même un grand gamer ! C’est un peu le chant du cygne du Spielberg « d’avant », qui n’existe sans doute plus. Une scène m’avait particulièrement marquée : à la fin, Nolan Sorrento, le méchant, retrouve le héros Parzival, qui ne le voit pas, pris par son jeu sous ses lunettes de réalité virtuelle. Alors qu’il est venu pour l’éliminer, Sorrento esquisse un sourire comme s'il retrouvait, à travers Parzival, le plaisir enfantin de terminer un jeu, d’achever une quête. Pour moi, c’est une métaphore de cette flamme que le cinéaste essaye de rallumer à chaque film.

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