Christopher Nolan ne perd jamais

 


Au début des années 90, le footeux Gary Lineker osait cette saillie restée célèbre : « Le football est un sport assez simple : 22 gars courent après un ballon pendant 90 minutes et, à la fin, les Allemands gagnent. » On pourrait aisément le paraphraser pour parler du réalisateur d’Oppenheimer : Hollywood est une jungle où tout le monde tente de faire son trou, et à la fin Christopher Nolan gagne.

La position de Nolan dans le paysage hollywoodien actuel tient de fait de l’exception, du hapax, de l’anomalie : il est l’un des seuls, voir le seul, à pouvoir soutirer des sommes astronomiques à des gros studios pour financer ses projets. Plus étonnant encore, ses longs-métrages ne sont – pour la plupart – pas des remakes, des reboots ou autres rhizomes d'un quelconque « univers partagé ». Pour pousser l’emphase jusqu’au bout, on dirait même qu’il est devenu « the boss », le taulier de sa génération, celui dont le parcours – atteindre les cimes en faisant peu ou pas de concessions aux types en costard – inspire tous les autres.

180 millions de dollars au soleil

Si l’on observe le paysage hollywoodien actuel d’un peu plus près, on peut voir que les cinéastes peuvent être rangés en deux catégories principales. Tout d’abord, ceux qui émargent pour des franchises bien installées, celles que l’on nommait encore récemment les « ploutocrates du blockbuster » : les sagas Star Wars ou Marvel (exploitées par Disney), Fast & Furious (Universal) ou DC (Warner)… Pour les réals, participer à ces grosses machines ressemble souvent à un pacte faustien. D'une part, le recours à des formules usitées garantit souvent un beau succès, et tout ce qui en découle : reconnaissance du public, des pairs, parfois de la critique, et l’idée plus générale de « mettre le pied dans la porte ».



D'autre part néanmoins, la dépendance du cinéma de masse actuel aux effets visuels réduit à peau de chagrin le rôle réellement joué par le metteur en scène. Pour un cinéaste qui vient du landerneau indépendant, c’est le choc thermique garanti. Les frères Duplass, auteurs de comédies fauchées et foutraques, racontaient ainsi leurs pourparlers avec Disney : « A un moment, Marvel était intéressé pour qu’on s’occupe d’un de leurs titres. Ç’aurait représenté un budget de 150 ou 180 millions de dollars et trois ans de nos vies. Le truc, quand vous signez pour un film à 180 millions de dollars, c’est que c’est plus un film. C’est une marchandise. » Même son de cloche pour l'Italienne Lucrecia Martel, approchée pour piloter Black Widow : « Ce qu’ils [Marvel] m’ont dit en rendez-vous c’est : ‘On veut une réalisatrice parce qu’on cherche quelqu’un pour développer le personnage de Scarlett Johansson.’ Ils m’ont aussi dit : ‘Ne t’inquiète pas pour les scènes d’action, on s’en chargera’ »* Ce qui n’empêche pas un auteur de marquer de sa patte la « marchandise » en question. Qu’on adhère à son style ou pas, seul Zack Snyder pouvait mettre en scène ainsi Justice League, tout comme Taika Waititi avec Thor : Love and Thunder ou James Gunn avec Les Gardiens de la Galaxie. En reprenant James Bond avec Skyfall, Sam Mendes a même envoyé la franchise dans une nouvelle direction.

Sous kétamine

L’autre tendance majeure a trait aux réalisateurs historiquement rattachés au cinéma indépendant et qui, pour garder justement un semblant de liberté, font désormais des longs-métrages destinés à être vus chez soi – et chez soi uniquement, en sautant cette étape jadis cruciale (et incomparable !) qu’est la diffusion en salles. Que ce soit chez Netflix, Amazon ou Apple, les grands noms se bousculent au portillon : David Fincher, les frères Coen, Scorsese… Ces grands cinéphiles ont sans doute le cœur brisé à chaque fois qu’un (télé)spectateur regarde leur œuvre saucissonnée en douze trajets de métro, mais c’est un nouveau paradigme avec lequel ils doivent composer.



D’où l’exception d’autant plus marquée du cas Nolan, longtemps fils préféré de la Warner, maman-gâteau qui ne lui aura pas refusé grand-chose. Après les beaux petits succès de Memento et Insomnia, Warner lui confie la tâche ardue de relancer la franchise Batman, vache à lait mise à mort par les élucubrations fluo de Joel Schumacher. Des Batman, il en signera trois – en révolutionnant au passage ce que peut ou doit être un film de super-héros. Terrorisme, surveillance de masse, crise financière, populisme triomphant : tous ce qui crispe la société occidentale du XXe siècle est présent dans le sous-texte du triptyque nolanien. Cette poule aux œufs d’or, le cinéaste s’en sert comme d’une monnaie d’échange pour monter des projets plus casse-gueule et plus personnels. Le Prestige, thriller en costumes sur la guéguerre entre deux prestidigitateurs ? Pourquoi pas, d’autant que la notoriété du bonhomme permet d’embaucher Christian Bale, Hugh Jackman, ScarJo ou David Bowie. Inception, croisement entre James Bond, Dark City et L’année dernière à Marienbad ? Avec plaisir ! Dans chaque film, Nolan va plus loin que le précédent dans ses marottes et ses obsessions, qu’elles soient thématiques (le temps, la science et sa dimension ambivalente) ou narratives (flashbacks, récits parallèles). Un cheminement qui atteint une sorte d’apogée avec Tenet, alambiqué jusqu’à l’abscons, hermétique jusqu’au grotesque. Tenet, c'est Memento sous kétamine ; à force de vouloir multiplier les possibilités d’interprétation, on finit par laisser beaucoup de gens sur le carreau.

À la Neymar

À chaque film aussi, il est de mieux en mieux en mesure d’imposer au studio ses volitions. Fou de la pellicule, il requiert et obtient la possibilité de tourner tous ses projets dans ce format ;  un « grain » particulièrement appréciable sur les scènes de Dust Bowl d’Interstellar. Féru de réalisme, il convainc Warner de tourner Dunkerque sur les lieux réels de la bataille, avec des bataillons entiers de navires et de figurants. Et quand le studio lui souffle l’idée de caster Leo DiCaprio en Homme-Mystère dans The Dark Knight Rises, il l’envoie gentiment bouler. Cette romance idéale prendra néanmoins fin en 2021, lorsqu’en période post-Covid, Warner décide de faire de sa plateforme HBO Max son canal privilégié de distribution. Pour Nolan, c’est niet : pas question qu’il rejoigne ces légions de grands auteurs vassalisés à Netflix et consorts. C’est donc pour Universal qu’il tournera son prochain projet, biopic sur le père de la bombe atomique, Robert Oppenheimer. Avec à la clé un contrat à la Neymar : budget de 100 millions de dollars pour le film, autant pour le marketing, période de diffusion en salles d’au moins 100 jours, 20 % des recettes au box-office, sans oublier une fenêtre de trois semaines avant et après la sortie d’Oppenheimer pendant laquelle Universal s’engage à ne sortir aucun concurrent. Le beurre, l’argent du beurre, la crémière et le cordonnier d’à côté ! Peut-être est-ce pour lui faire un pied de nez que Warner a décidé de lui opposer, le même jour, un autre genre de bombe, la Barbie de Margot Robbie…



Mais est-on réellement fâché avec Nolan, chez Warner ? Dans un long entretien donné le mois dernier à Variety, Michael De Luca et Pam Abdy, les nouveaux patrons du groupe Warner Bros, affichaient sans ambages leur désir de faire revenir le cinéaste dans leur giron : « On espère faire revenir Nolan. On pense qu’il y a une possibilité. » Remplacez le nom du réalisateur par celui de votre ex et vous obtiendrez ce SMS que vous lui avez envoyé un soir de désespoir hivernal. Comme preuve de cette opération séduction, le studio a envoyé à Nolan un chèque « à sept chiffres », comme ça, juste pour services rendus après le succès de Tenet. Mais Warner n’est pas en chien au point de jeter l’argent par les fenêtres : faire revenir l’auteur d’Inception, ce serait renouer avec un pas si lointain âge d’or. Désormais révolu : les échecs successifs des films adaptés du catalogue DC Comics, d’Harry Potter ou de Matrix ont largement fragilisé la major. Mis à part le Dune de Denis Villeneuve, elle est aujourd’hui en pénurie de marques reconnaissables et lucratives.

En cela, le cas unique de Christopher Nolan dans le Hollywood d’aujourd’hui est moins une success story que l’arbre qui cache la forêt – la forêt du vide. Le symbole, fût-il accidentel, d'une époque où les vrais auteurs populaires, ceux capables de fédérer critiques et public, sont une espèce en voie de disparition.

*Martel voit dans cette proposition des sous-entendus sexistes, selon lesquels « les scènes d'action sont réservées aux hommes. » Il s'agit toutefois du lot commun de tous les cinéastes embauchés par Marvel, en dépit de leur genre.

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